samedi 29 janvier 2022

The Card counter. Tilter au monde

La  dernière image ? Cet effrayant face-à-face dans la chambre de motel qui révèle beaucoup de ce dont est capable le personnage principal. Lui sur une chaise, le protégé sur le rebord du lit, la peur dans le regard. Suggestion ou intimidation ? Conseil d'ami ou menace pure et simple ? Les méthodes d'antan (source de culpabilité) sont utilisées à bon escient pour faire passer un message positif... L'ambiguïté est à son comble. 

Ici, le hors champs et le non-dit sont essentiels.

Les flashes back se dressent sur des horizons tellement ouverts, tellement d'un bloc qu'ils permettent de tout voir en permanence. Il n'y a pas d'angle mort, tout est toujours là, pleinement difforme, sous nos yeux d'un bout à l'autre de l'écran. Les hurlements, les humiliations, la torture. Guantanamo. Le traumatisme de l'Amérique. Qui fait écho à cet insupportable joueur de Poker hurlant à tout bout champs USA USA USA après chaque victoire comme la méthode Coué pour se rassurer, réaffirmer la grandeur de l'Amérique... Mais le spectateur n'est pas dupe. C'est du Bluff.

Le présent du film est au contraire elliptique, lent, mutique, sous hypnose... Le surmoi façon gruyère d'un personnage étrange, sorte de croque mort tiré à quatre épingles, qui n'exprime lorsque l'émotion  bilieuse remonte à la surface que de la culpabilité sans fond, écrasante. D'une tristesse infinie. Il va chercher son salut en transmettant au jeune homme qu'il prend sous son aile l'indulgence, la gratitude, le goût du pardon, l'envie de retourner voir une mère perdue de vue de puis longtemps pour renouer le lien filial. Comme le lien retissé d'un peuple (dont les personnages principaux sont les enfants) avec la mère patrie ? Un peu mon neveu.

Le hors champ au présent est d'ailleurs géographique autant qu'il est temporel... Le sombre héros en sait beaucoup sur le jeune homme mais on ne l'a pas vu mener ses recherches. On ne sait jamais qu'il a contacté la mère du protégé, personne ne sait vraiment pourquoi il traîne avec lui les outils de torture d'un docteur Mabuse avec gants chirurgicaux ou les habitudes ménagères de Dexter lorsqu'il recouvre tous les éléments de sa chambre d'hôtel de draps blancs épais etc.  Est-il vraiment consacré tout entier aux jeux de cartes, ou comme il le dit lui-même l'idée n'est elle pas de passer sous les radars, de rester discret... Serait-ce un passe-temps entre deux "contrats" ? Puisque tout le définit comme un sociopathe, un tueur en série, un tueur à gages peut-être. J'ai d'ailleurs pensé au Samouraï.

On sait simplement qu'il est rattrapé par la fatalité. La fameuse qui oblige à abattre ses cartes, dévoiler son jeu sans réfléchir, dans un emballement émotionnel (toute la description par le personnage principal d'un état "limite" au Poker est éloquent, le fameux "tilt"), avec le risque d'y perdre gros... C'est curieusement le même processus qui l'amène à tomber le masque en amour (ce qu'il finit par faire dans cette chambre d'hôtel).

Au final, sans vraiment s'en rendre compte les trois personnages solitaires ont lentement recomposé sous nos yeux la Trinité d'un foyer familial. Homme femme devenant amants et mère + père au regard de ce grand enfant pour lequel on a voulu rêver d'un grand avenir. 

j'adore aussi la voix off du début racontant ce personnage "enfermé" et qui rêve de respirer, de grands espaces, d'ouvrir les fenêtres, de redevenir lui-même peut-être. Pas étonnant qu'on le voit déambuler dans ces casinos, ces villes champignons, ces lieux clos, ces motels, jusqu'à ce qu'il comprenne que sa prison était simplement mentale, enracinée dans ses obsessions pour les cartes et les chiffres, dans cette volonté robotique de tout maîtriser, d'anticiper les coups suivants, de conjurer le hasard du tirage, de faire l'autruche en somme pour mettre à distance ce qui le consume de l'intérieur, pour refuser de vivre avec... La peur de souffrir à nouveau. En passant à l'acte dans ce final étouffant, il peut enfin appeler la police et le spectateur comprend qu'il assume enfin son passé et peut tourner la page. Il est de nouveau incarcéré mais enfin libre. Libéré. Un homme nouveau.  

Seule réserve sur le film : le personnage féminin qui manque de force, la littéralité de certains dialogues qui soulignent exagérément l'action visible à l'écran (tout le segment explicatif sur la mère à aller retrouver...). Et puis la froide lenteur, le maniérisme de l'ensemble qui m'ont gêné (pas permis de rentrer complètement dans le film) même s'ils épousent parfaitement la psyché de ce personnage coupé du monde et de lui-même. De ses sentiments. Sentiments qui s'expriment à nouveau de deux façons : sa relation avec elle lorsqu'il brise la glace et le passage à l'acte pour venger son protégé (relation par laquelle il a pu redonner un sens à sa vie). Deux façons à lui de "tilter" au monde.

Et par les temps qui courent, ce que Paul Shrader nous livre de son univers (forme testamentaire sur la rédemption qui l'obsède depuis Taxi Driver) et métaphoriquement de l'Amérique post 11 septembre (à la cohésion et aux valeurs humanistes en lambeaux) mérite amplement le détour.

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