dimanche 4 décembre 2011

Trilogie Pusher. Nicolas Winding Refn

Sensation unique d'une fin de matinée pluvieuse quelque part au milieu des années 2000. Au sortir d’une projection, je me sens groggy, comme drogué à mon insu, au point que mon corps a du mal à suivre, que mes jambes se dérobent sous moi. Puis l'attraction terrestre achève le sale boulot, me recollant la face éteinte sur le plancher des vaches. Fini l'état de grâce mais je me rappelle parfaitement l'homme transfiguré que je suis alors, l'espace d'un instant, béat d'admiration, ébloui par le ciel bleu azur - tranchant avec la pluie qui tombait drue à mon arrivée aux abords du cinéma – comme par ce que je viens de prendre en pleine figure. Un uppercut, un coup génial sorti de nulle part. Je sais maintenant que les perceptions du corps trompent rarement leur monde. et ce jour là s'impose physiquement la certitude d’avoir dévoré une page légendaire de l'histoire du 7ème Art.

C'est au festival du film policier de Cognac, où je suis présent par la grâce de mon employeur - un label video - avec la secrète et noble mission de ramener d'éventuels films pour une acquisition (en vue d'une édition DVD). Ce film, c'est Pusher II.



Son réalisateur Nicolas Winding Refn. Et son acteur, révélation fulgurante, Mads Mikkelsen.



Du coup me vient l'idée de fouiller dans mes souvenirs pour retrouver trace de sensations comparables, de grosses claques mémorables à la sortie d'un cinéma, et dont les souvenirs gardent la même intensité, même des années après.

Parmi ces chairs de poule insensées :

ABIDJAN


Excalibur (John Boorman, 1981). La source originelle de mon petit monde de cinéma. La bataille finale,  l'embarcation qui s'éloigne dans le soleil couchant, la présence comme indispensable de Carl Orff et Richard Wagner, un corbeau dévoreur de pupilles comme le cinéma s'emparant de mon imaginaire, et Perceval qui trouve le graal au prix d'une complète remise en question de son système de valeurs (son armure). La matrice, le point de non retour.


CASABLANCA


Halloween (John Carpenter, 1978). Le frisson ultime. Je vois le film en 84. J'ai 11 ans et lorsque je sors dans la rue Lemercier juste après la séance, le soleil est partout mais je ne cesse de scruter, de me retourner, de guetter Michael Myers portant masque au détour d'un véhicule garé, d'un olivier centenaire, ou dissimulé derrière une fenêtre. Le cinéma s'incruste dans ma réalité pour mieux l'épicer.


VELIZY-VILLACOUBLAY


Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985). Première identification. Michael J Fox c'est moi, et cette De Lorean doit bien exister, quelque part. Je la trouverai. Elle prendra les traits d'une Volvo 464 puis d'une Blue Bird... Mais de saut dans le temps, point encore.



Angel Heart (Allan Parker, 1987). Séance de minuit un samedi soir. Il est 2 heures du matin et traverser Vélizy pour regagner à pied mon immeuble ne sera pas de tout repos. Des chiens hurlent ici et là, la zone d'emplois est étrangement vide et anxiogène. Cité post-apocalyptique lorsque les sièges des grandes sociétés deviennent autant de musées vides et flottant sur un paisible océan de béton. Vélizy-les-flots-gris. Une question m'obsède sur le trajet  : sous quels traits Louis Cypher m'apparaîtra-t-il ?  Depuis ce jour, je n'ai plus jamais regardé les oeufs de la même manière.



Piège de cristal (John Mc Tiernan, 1988). le film d'action hissé au rang de chef d'oeuvre. Un huis-clos géographique et temporel qui sied parfaitement à l'ambiance à la fois étouffante, cruelle et décontractée de ce missile aux parois vitrées. j'en sors baba et j'y retournerai de nombreuses fois. A l'époque, la référence indépassable du film d'action.


BAYONNE


Cujo (Lewis Teague, 1983). Le film qui m'a ouvert les yeux sur l'importance de l'écriture et de la créativité de la mise en scène lorsque le projet vit comme ici sur une économie de moyens et une unité de lieu et de temps. Grand, très grand film, qui, rareté, s'affranchit du livre dont il est l'adaptation. Le film existe pour lui-même. Et grande injustice : le chien méritait l'Oscar !


PARIS


Fisher King (Terry Gilliam, 1991). L'envie de me foutre à poil dans Central park est venue avec ce film. "I like New-York in June" reste un hymne fabuleux. Et Jeff Bridges y trouve l'un des rôles de sa vie. Ses "Forgive me" résonnent encore et me réchauffent l'âme...



Bloody Bird (Michele Soavi, 1987). Réconcilier le théâtre et le film d'horreur. Rejoindre en un film les maîtres que sont Mario BavaDario Argento. Michele Soavi l'a fait.



Les Diables (Ken Russell, 1971). A voir au cinéma Accatone. Personne n'en sortira indemne.

mercredi 30 novembre 2011

Le grand sommeil. The big sleep. Howard Hawks. Nouvel éclairage


Outre son couple mythique Lauren Bacall / Humphrey Bogart, Le Grand Sommeil tire ses lettres de noblesse d'innombrables interrogations soulevées par une intrigue compliquée - incompréhensible diront certains - qui naquit dans l'esprit torturé de l'immense Raymond Chandler.


C'est pourquoi me vient l'idée saugrenue, maso d'en démêler le fil souterrain d'une narration pas si abstraite, où l'improvisation n'est pas l'ingrédient essentiel du résultat obtenu. Car voici venir un film meurtri, souffrant, paranoïaque, schizophrène, qui nous parle de mensonge, de manipulation, de trahison et de blessure narcissique.

Pour mener à bien cette réflexion, j'accueille, bienveillant, - sans toutefois chercher à l'expliquer dans un premier temps - l'intuition que la boîte noire de l'oeuvre se trouve dans l'appareil photo sis à la villa de Geiger, le lever puis le tomber de rideau s'effectuant dans ce lieu, vénérable centre de gravité, qui recèle donc une part de vérité que nous allons tâcher de révéler.

Pour l'essentiel, je pars de sensations, je ne capte que les signaux faibles qui émettent autour des zones d'ombre, des passages un peu troubles du film avec l'intuition que tout ici fonctionne autour de dualités, de personnages en miroir, qui s'assemblent ou s'opposent selon les circonstances.

DUALITE 1 Philip Marlowe / Shaun Regan : l'histoire se répéterait ?

Tout commence par un chantage à la photo compromettante de la jeune Carmen nue. Son Sternwood de père, un général à la retraite engage l'homme qui se frotte l'oreille plus vite que son ombre, Philip Marlowe. Sa mission : "neutraliser" le maître chanteur présumé, un certain Gwyn Geiger.

Déjà, l'enquête est une équation qui se double d'une deuxième inconnue : la disparition mystérieuse de Shaun Regan, prédécesseur de Marlowe engagé par le Général pour enquêter sur un autre chantage fomenté quelques années auparavant par un certain Joe Brody.

Flotte le sentiment que Marlowe s'inscrit dans un éternel recommencement, un piège fatal qui semble se refermer encore et encore sur les hommes qui s'approchent de trop près des Sternwood. Curieuse sensation de déjà vu, d'une réalité qui se répète, qui transmute, se régénère d'une dimension l'autre, comme lors du franchissement du fameux niveau dans un jeu video ou mieux, dans un rêve tels que les ont abordé - de façon plus moderne et plus littérale au fond, - des films comme Mulholland Drive (2001) ou Inception (2010), héritiers modernes de l'oeuvre du duo Howard Hawks / Raymond Chandler qui s'intitule, ne l'oublions pas, The Big Sleep.

DUALITE 2 Vivian / son père : Communication Fail

Philip Marlowe démarre son enquête dans la chaleur étouffante, tropicale d'une serre où les plantes les plus exotiques, carnivores, déjà, l'observent en coin, avec appétit. L'une d'elles, pas des moins venimeuses, n'est autre que la soeur aînée de CarmenVivian Ruthledge, qui tente une subtile approche dès le début pour déchiffrer la lettre de mission confiée par son père au détective privé.

Voilà qui met en lumière une rétention d'information, un manque de confiance du paternel envers sa fille aînée. Cette inquiétude de Vivian lorsque Marlowe commence son enquête et le fossé qui semble la séparer de son vieux père fortuné sont deux éléments capitaux dans le raisonnement qui va nous occuper. Car ce problème de communication peut justifier les agissements de Vivian par la suite pour extorquer des fonds à son vieux père.

DUALITE 3 Vivian / Carmen : 1 même femme aux 2 visages.

Lors du meurtre présumé de Geiger, le spectateur épouse à dessein le point de vue de Marlowe. Dès l'arrivée de la voiture de Carmen, des doutes légitimes planent sur l'identité de la femme qui en sort. La pluie et l'obscurité rendant la vision de Marlowe particulièrement brouillée (c'est déjà explicite dans la nouvelle Un tueur sous la pluie qui est l'ébauche du Grand Sommeil et contenant déjà cette scène clé).

La scène distille brillamment cette idée trouble qu'"une femme peut en cacher une autre", la notion passionnante de double, de duplicité, de manipulation d'un homme par 2 femmes.

Ce sera aussi l'objet d'un film sorti la même année, The Dark Mirror (1946) de Robert Siodmak. Qui reste une oeuvre fondamentale en ce qu'elle inspira notamment David Cronenberg pour Dead Ringers (1988) puis Paul Verhoeven pour son désormais célèbre Basic Instinct (1992).


Carmen est naïve, impulsive, pas calculatrice pour un sou. Vivian est beaucoup plus complexe à appréhender. Séductrice, brûlante, sans scrupules, elle sait manifestement se faire apprécier des hommes, s'adapte au genre masculin quels que soient son milieu social, son tempérament, sa moralité, ses aspirations profondes. Elle sait toujours donner le change, un vrai caméléon...

Manipulation, interchangeabilité, les 2 visages d'une même femme. Jeu et amour s'opérant autour de pantins que sont à chaque fois des personnages masculins (Sternwood père, G. Geiger, O. Taylor, S. Regan, E. Mars et bien sûr P. Marlowe).

C'est pourquoi lors de ce premier rebondissement, Vivian peut tout à fait s'être subtilisée à sa soeur pour les besoins d'une mise en scène. 2 soeurs entre ombre et lumière. Diablement. Irrémédiablement complices. Possible...

DUALITE 4 La villa de Geiger : en façade / à l'intérieur

Pourquoi revient-on dans cette villa 5 fois au cours du film ? Lors de la première incursion, deux voitures sont déjà cachées derrière la maison. L'une déboule furieuse derrière l'autre, à la surprise du spectateur et de Marlowe. Il y a de fait l'idée d'une arrière cour, d'une mise en scène qu'elle soit destinée à habiller le meurtre de Geiger ou à tromper Marlowe.

Ce dernier est alors à l'extérieur de la villa, incapable de deviner ce qui se trame à l'intérieur. La fin du film inversera la situation : Marlowe est cette fois à l'intérieur et semble tirer les ficelles, mais le fait-il vraiment ? Il n'est d'ailleurs pas seul lors de ce dénouement...  Vivian l'accompagne. On peut dès lors imaginer sur l'échiquier du film qu'elle était déjà présente lors du meurtre de Geiger, toujours placée du bon côté, celui de l'élaboration d'un plan implacable.

DUALITE 5 L'appareil photo / la bobine manquante

Dans l'air vicié flotte comme une musique entêtante, s'évaporant lentement de la boîte noire du film dont personne ne sait vraiment ce qu'elle contenait le soir du drame. je veux parler de l'appareil photo.

Or si l'objectif du premier meurtre est de court-circuiter la remontée d'information de Geiger vers Marlowe, d'induire ce dernier en erreur s'agissant du mobile du crime, de nouvelles questions, légitimes, peuvent se poser autour de l'intervention d'Owen Taylor : qu' y a t-il vraiment sur la bobine manquante ? Des clichés de Carmen nue ou la preuve de l'implication des vrais commanditaires du crime initial sur la personne de Geiger ?

Une onde de choc qui a évidemment des répercussions sur l'ensemble de l'oeuvre et sa compréhension. Si la photo qui se trouvait dans l'appareil photo n'offrait pas un nu de Carmen mais la preuve d'une présence - celle de sa soeur sur les lieux et par voie de conséquence de son implication dans le meurtre de Geiger, la folie meurtrière qui s'empare de nombreux personnages autour de ce cliché au cours du film se crédibilise.

Tout devient une question de vie et de mort... Pour les uns comme pour les autres.

DUALITE 6 Geiger / Lundgen

Un détail m'a toujours frappé s'agissant de Geiger. Pouvait-il être victime lui-même d'un chantage ? Il est au début mêlé à des affaires pas vraiment claires (la vente de livres anciens est une couverture à n'en point douter). Métaphoriquement : il  a des choses à cacher, est en tout cas présenté comme tel.

On peut donc aller plus loin dans le raisonnement : un personnage de femme libraire fait au début du film une étrange description au bouillant Marlowe du chauffeur de Geiger, un certain Lundgren (jeune homme élancé, fin, raffiné). Elle évoque alors une ombre, "l'ombre" de Geiger. A une époque pas si anodine, n'y peut-on pas déceler une allusion à peine voilée à une relation homosexuelle inavouable et condamnable ? Cela pourrait également justifier l'esprit vengeur de Lundgren lorsqu'il assassine Brody, un acte évidemment passionné, comme lorsqu'on cherche à venger son amour. Pourquoi, sinon, un chauffeur risquerait-il sa vie pour venger son ancien patron ?

Dans cette perspective, Geiger est bien victime d'un chantage qui pourrait lui coûter sa réputation, sa position sociale mais surtout lui valoir une mise à l'ombre définitive. Il est dès lors censé extorquer des fonds au père de Vivian et Carmen. Ce qui permettra à ces dernières de renflouer leurs dettes, sans apparaître comme les commanditaires...

Dans cette perspective, Vivian n'est plus étrangère à la mort de Geiger car elle a tout intérêt dans le même temps à ce que rien ne remonte jusqu'à son père pour ne pas risquer d'être déshéritée. Dans cette optique, elle est clairement responsable de sa mort. Ce qui remet en cause la version "officielle"d'un Owen Taylor chauffeur de Carmen et tombé sous l'empire de cette dernière qui vient ce fameux soir assassiner Geiger par amour.

DUALITE 7 Owen Taylor / Joe Brody

Je propose une version alternative. Owen Taylor est amoureux de Carmen, c'est un fait. On peut dès lors comprendre qu'il cherche à la protéger. Ce soir là, il l'a suivie jusqu'à la maison de Geiger et découvre que derrière le chantage de ce dernier, c'est bien Vivian qui tire les ficelles. Il subtilise alors la preuve tangible (le contenu de l'appareil photo que j'évoquais plus haut) de la présence de Vivian.

D'ailleurs soyons réaliste : pourquoi s'il agit par amour Owen Taylor partirait-il à toute berzingue avec les clichés de Carmen nue en laissant cette dernière seule dans la maison ? Sauf si ces clichés mettent en danger les vrais auteurs du crime de Geiger ? Une forme d'assurance-vie.

Joe Brody a en son temps fait chanter une première fois le père de Carmen. Il a probablement été, à l'époque, instrumentalisé par Vivian lors de ce premier "brouillon" du chantage actuel (si lon s'en tient à ce schéma d'un destin funeste qui se perpétue dans l'entourage des  Ruthledge).

Dans la vision proposée, Vivian a tout intérêt à ce qu'Owen Taylor soit accusé du meurtre de Geiger (l'argument de l'amour fou fonctionnera) et qu'il soit réduit au silence - solution trouvée en le faisant éliminer par Joe Brody. Problème : ce dernier se ravise après son forfait lorsqu'il se retrouve en possession d'un cliché fort intéressant (implication avérée de Vivian dans le meurtre de Geiger).

Elle improvise en remettant le jeune Lundgren dans la partie - ivre de vengeance pour les raisons évoquées plus haut. Une fois Joe Brody mort, tout peut rentrer dans l'ordre. mais pas pour Marlowe qui, facsiné par Vivian, ne s'en contente pas.


DUALITE 8 Shaun Regan / Eddie Mars

A priori, le premier vivait une relation avec la femme du second... Etait-ce dans le cadre de son enquête sur Joe Brody pour essayer d'en savoir plus sur les rapports troubles de Vivian et Mars ? Animé qu'il était par la certitude que Brody était instrumentalisé par la même Vivian ? Très possible. Il se serait donc rapproché de la vérité en séduisant la femme de Mars, ou plus vraisemblablement aurait-il été attiré dans un piège destiné à le faire taire...

Aidé par 2 personnages vénaux - 2 de plus -, Marlowe va retrouver la trace d'Eddie Mars et peut enfin faire la lumière sur les chaînes qui lient Vivian à ce dernier (le meurtre de Regan). Tout se termine donc dans la villa où tout a commencé pour un ultime règlement de compte qui n'est autre que la décision de Vivian de tomber sous l'empire d'un nouveau pygmalion ou plus exactement le contraire : malgré les apparences, c'est au tour de Marlowe de tomber après Mars sous l'empire de Vivian.

DUALITE 9 Vivian Ruthledge / Philip Marlowe

Vivian aime le jeu comme les hommes. Elle a contracté (elle et/ou sa soeur) cette maladie en même temps qu'une dette considérable vis-à-vis d'un certain Eddie Mars. Quand elle évoque le genre masculin n'évoque-t-elle pas des courses de chevaux ? On sait par ailleurs que Geiger est locataire d'Eddie Mars. Les 3 côtés tranchants d'un même triangle des Bermudes d'où Marlowe sera le seul capable de l'en sortir.

A dessein, on imagine bien qu'elle organise tout chez Geiger pour compromettre à terme le propriétaire qui n'est autre que Mars... Car elle sait dès le début vouloir se libérer de ses chaînes... En d'autres termes de ses dettes qui furent le début de tous ses ennuis.

C'est en permettant à Marlowe de se mêler à la partie, qu'elle se garantit la possibilité d'arriver à ses fins. La scène finale scellant leur sort. Visuellement, elle a changé d'homme, ne dépend plus de Mars mais est résolument aux côtés de Marlowe (Les 2 noms commencent d'ailleurs tous les 2 par les mêmes lettres)  Peut-être après tout est-elle vraiment amoureuse de Marlowe, lorsqu'elle découvre que ce dernier est insubmersible, qu'il est au fond son authentique pendant masculin. Marlowe de son côté nous prouve par ses remarques frappées au coin du bon sens qu'il n'est pas dupe de la complexité de Vivian mais que ses sentiments seront les plus forts, quoi qu'il advienne.
    

mardi 20 septembre 2011

Hereafter. Au-delà. Clint Eastwood. Film de chevet

C'était en 2008. J'avais intitulé la lettre From Douala to Burbank. Adressée à Clint Eastwood, elle exprimait ma gratitude lorsque par 2 fois il m'avait sans le vouloir, sans le savoir, réinjecté de la confiance dans des phases d'intoxication aigüe au cafard. Une forme de télépathie bienveillante s'était opérée à la faveur des sorties de Million Dollar Baby (2004) puis de The Changeling (2006) dans les salles obscures.

Ce qui 3 ans plus tard me fait sortir de mon silence ? Hereafter (2010) qu'en vérité je suis allé voir à reculons après qu'il ait reçu un accueil mitigé pour ne pas dire glacial, de la part d'un grand nombre de critiques - les plus acerbes dénonçant un mélo dégoulinant de bons sentiments, un bric-à-brac mystique lorgnant du côté du film à sketches...


C'est pourquoi je m'attendais au pire, j'ai pourtant été bluffé, transporté, touché au coeur, taraudé par cette idée folle que le film s'inscrivait, un comble d'émotion forte, dans la parfaite continuité de ce que j'avais mis en lumière dans ma lettre de 2008 : comme les prémices, la possibilité d'un dialogue à distance. Silencieux et constructif.


Car le film distille son sérum de vie à travers l'accumulation de petites choses invisibles à l'oeil nu, de signaux faibles auxquels prêter une oreille attentive, ce qui va conduire 3 personnages à se retrouver dans un lieu précis à un moment donné de leurs existences troublées.


Clint Eastwood évite justement et fort intelligemment les écueils larmoyants propres au genre, les délires mystico-existentiels d'un Claude Lelouch, dont affleurent pourtant les thèmes de prédilection (hasards, destinées, réincarnation). Il donne au passage une sublime résonance à son oeuvre, emprunte d'humilité et d'une dimension personnelle qui ne m'a jamais semblé aussi pregnante.


Et contrairement aux apparences - un film sur le mystère de ce qui nous attend après la mort, Hereafter se bâtit dans le concret, au coeur du réel, car il dépeint finement les tournants fondamentaux de l'existence, la façon que nous avons de les voir venir ou pas, de les négocier quand ils sont là, offerts, devant nous, suggérant en filigrane de se faire confiance, de s'accrocher à ses rêves. Un bel hymne aux versants obscurs et souvent déroutants d'un bonheur qui n'est jamais là où on l'attend mais qui s'offre à qui sait l'apprivoiser.

Oui, Hereafter est tellement plus qu'un mélo grandiose : c'est un film testament et un précieux manifeste pour nous aider à affronter l'existence et ses tumultes, débarrassés de toute peur.


Et c'est déjà beaucoup.

lundi 19 septembre 2011

Night Train. Nick Tosches. Sonny Liston. The greatest


Une de ces rares nuits électriques au coeur des années 80. Les voix de Jean-Claude Bouttier et Christian Delcourt - timbres enveloppants, couleurs désormais familières - s'élèvent dans le ciel de Las Vegas comme dans celui de mes vingt ans. Pour ne plus en repartir.

En matière de Boxe anglaise, elles resteront comme des madeleines sonores de Proust. Et de ma passion pour ce sport, je me souviens parfaitement comment la mèche s'est allumée : devant l'épique Thomas Hearns - Marvin Hagler. Les rocailleux "wooooow" d'un Jean-Claude extasié résonnant à chaque coup de boutoir du "Marvelous" en réplique aux vénéneux pistons de "The Hit".

Le début d'un lent processus, délectable et minutieuse dévoration d'un nombre incalculable de matches. Au terme de ce travail de fouille, notamment dans les archives de la catégorie reine (les poids Lourds), j'ai pu discerner les imposantes silhouettes des futurs locataires du célèbre Boxing Hall of Fame, comprenant enfin - aucune explication rationnelle ne saurait mieux le faire que la vague d'émotion suscitée - d'où venait qu'on baptisa ce sport respectueusement et amoureusement le Noble Art.

J'en ai alors passé des soirées à me demander qui de Jack Johnson, Jack Dempsey, Joe Louis, Rocky Marciano, Sonny Liston, Muhammad Ali, Georges Foreman, Mike Tyson ou Lennox Lewis avait été le plus grand ?


Et puis je suis tombé sur une bénédiction de livre : Night train de Nick Tosches.


Biographie d'un combattant hors normes - et par son physique et par son destin chaotique - condamné depuis sa naissance jusqu'à sa mort dans des circonstances troubles à Las Vegas en 1971, ce petit bijou est aussi l'occasion d'une belle plongée dans l'Amérique des années de ségrégation sur le rythme épileptique du Night train transfiguré par James Brown. Un agitateur de tripes, un derviche tourneur de cerveau qui finit par ouvrir les yeux sur ce qu'on pourra désigner comme une terrible injustice de l'Histoire de la Boxe. Difficile avoir l'avoir lu de ne pas penser que Sonny Liston fut bien le plus grand boxeur de tous les temps.


Car au fil d'une contre-enquête passionnée, cette analyse en profondeur de 2 célèbres combats ayant opposé Sonny Liston à Cassius Clay / Muhammad Ali met en lumière les circonstances pour le moins opaques dans lesquelles ils se conclurent. Le deuxième affrontement consacrant le fameux phantom shot, dont même le ralenti ne permit jamais de voir ce qui avait réellement mis knock-out l'indestructible Liston (inspirant à l'époque une terreur absolue à tous ses adversaires).

Au terme de 2 matches probablement truqués, le grand Sonny aurait donc, sous la pression d'adversaires insaisissables, volontairement saboté sa propre légende, pour finir oublié, emportant avec lui son secret à seulement 39 ans.

Il y a dans ce destin, tous les ingrédients d'un phénoménal personnage de cinéma. A quand une belle et grande adaptation cinématographique ?


Pour les amoureux de la boxe anglaise et pour tous les autres, les curieux de ce que nous dit la petite Histoire, de ce que retient la grande, il faut sans attendre dévorer Night train dont la musique (préférez les versions d'Oscar Peterson et James Brown) vous accompagnera longtemps, bien longtemps après avoir refermé ce merveilleux livre.



"Un livre fantastique sur une vie qui a commencé dans les ténèbres et n'a cessé de s'y enfoncer jusqu'à ce que la mort devienne la seule lumière possible. Nick Tosches est un écrivain extraordinaire."
Hubert Selby Jr.

mardi 23 août 2011

Michael Jackson. Psychanalyse post mortem

Starifié, Scarifié, Sacrifié


Le livre de Yann Moix, 50 ans dans la peau de Michael Jackson, m'a mis la puce à l'oreille en creusant un premier sillon : celui de la « Peterpanisation » d'une icône, d'un être viscéralement hostile à l'idée de grandir.


Analyse limpide mais à laquelle il manque une dimension à mes yeux capitale : l'ombre envahissante du père : Joseph Jackson.


Je suis ton père


Dans l'Empire contre attaque (Irvin Kershner, 1980), une scène désormais culte décrit un Dark Vador s'échinant à ramener son fils auprès de lui. Amusante lecture psychanalytique à la clé, au terme d'un combat titanesque entre la statue du père et son fils qui finit le bras tranché net, transparaît la métaphore d'une authentique émasculation du rejeton par son géniteur, laser à l'appui.

Par testament, Michael Jackson n'a pas laissé le moindre centime à son père. Et pour cause : dans son livre Moonwalk (1988), il s'épanche longuement sur leur relation douloureuse, évoquant une figure mystérieuse, insaisissable, pour qui ne comptait aux débuts des Jackson 5 que "le travail, le travail, le travail". Une jeunesse privée d'amour paternel et sevrée d'enfance puisque de l’avis général Joe était un manager violent, tyrannique et vénal.

C'est en 1993 lors d'un Oprah Winfrey Show, que Michael Jackson livre de nouvelles clés explicites. Ses propos univoques désignent nommément des violences physiques (coups de fouet) et morales qui l'auront marqué à vie.


A cette même époque, une information capitale s'échappe de la bouche de sa soeur LaToya. Tout jeune, Michael aurait fait l’objet d'une agression sexuelle. Entre les lignes, c'est son père qui est incriminé. Mais LaToya comme Michael se rétracteront et ne reviendront jamais sur une accusation gravissime. Il y a parait-il des secrets de famille qui préfèrent l’obscurité.


C'est pourquoi je crois que son accession précoce au rang de star planétaire n'explique qu'en partie ce qu'il est devenu, cet être en quête maladive d'une absolue jeunesse et son projet de Neverland.

Car, à mieux y réfléchir, le travail invraisemblable au bistouri, à la chaux vive, à la hache, sur sa propre personne pour s'ôter tous ses attributs naturels qu'ils soient sexuels ou raciaux m'évoque avant tout une volonté farouche et inconsciente de s'affranchir de toute paternité, de toute origine.


Je repense d'ailleurs à The Brood (David Cronenberg, 1979) et ses étranges enfants sans nombril. J'ai toujours eu cette intuition, que le père avait joué un rôle néfaste et central dans l'éclosion du génie hypersensible qu’est devenu Michael Jackson, d'une icône sans âge, sans sexe, sans nombril.

Le syndrôme Amina

En 2006, je fais la connaissance d'Amina, jeune femme camerounaise au caractère trempé dans l'acier, autoritaire mais fragile et crois-je un temps métisse. En rencontrant ses frères et soeurs, noirs comme l’Ebène, je réalise soudain qu'elle se fait subir d'invraisemblables traitements pour s'éclaircir la peau. J'y décèle comme une démarche maladive, un réflexe traumatique. Je constate par ailleurs qu'elle vit seule, n'a aucune relation amoureuse et qu'elle se méfie beaucoup trop du genre masculin. Elle en souffre visiblement. Après de longues discussions et confidences, elle me révèle avoir été violée par son père alors qu'elle était toute jeune. Elle avait inconsciemment développé une aversion pour l'image paternelle, pour sa propre couleur de peau, cherchant à l'éclaircir jusqu'à la rougeur, l'allergie, jusqu'à la plaie jamais refermée. Une écorchée vive.

Je ne sais pourquoi mais je n'ai alors pu m'empêcher de repenser à Michael Jackson, aux innombrables critiques dont il a trop souvent été l’objet : un traître à ses origines cherchant à "devenir blanc" (son nez affiné, les pommettes rehaussées, les cheveux lissés,...).


Or Michael Jackson n'a jamais rien renié de son propre creuset culturel (la soul, le blues, le funk, la pop), et ses efforts pour gommer son moi d 'avant n'ont selon moi jamais fait écho à rien d'autre qu'à son désir inconscient de ne plus ressembler à ce père castrateur. De s'en extraire physiquement. Un ressort purement psychanalytique.


Paroles et musiques

En revisitant l'univers musical de l'artiste et les paroles plus exactement, j'ai essayé pour m'amuser de retrouver les échos de cette jeunesse tuée dans l'oeuf, de cette chair tendre à vif, autant de petits indices disséminés dans les textes de ses chansons pour attester de ce qu'il avait vraiment éprouvé en l'exprimant dans un talent unique, une voix singulière, tout ce qui façonnera la légende de The King of Pop

J'ai d'ailleurs repensé à The Ghost Writer (Roman Polanski, 2010) et ce message posthume laissé par un "nègre" dans son oeuvre après sa mort, persuadé de pouvoir décrypter à mon tour de précieux messages codés dans celle de Michael Jackson.


Et ce que j'ai trouvé m'a semblé justifier les quelques exemples et commentaires qui suivent.

Thriller évoque sans détour les frayeurs primales liées à un traumatisme originel :

“ It's close to midnight and something evil's lurking in the dark under the moonlight you see a sight that almost stops your heart you try to scream but terror takes the sound before you make it you start to freeze as horror looks you right between the eyes you're paralyzed Cause this is Thriller, Thriller night And no one's gonna save you From the beast about to strike You know it's Thriller, Thriller night You're fighting for life inside a killer (…) You hear a door slam and realize there's nowhere left to run you feel the cold hand and wonder if you'll ever see the sun you close your eyes and hope that this is just imagination but all the while you hear the creature creepin' up behind you're out of time”

De son côté, Smooth criminal décrit un tueur insaisissable et la façon qu’il a de s'introduire subrepticement chez sa victime. L'atmosphère est celle d'une chambre, symboliquement d'un viol.

“As he came into the window it was a sound of a crescendo he came into the apartment he let the bloodstains on the carpet she ran underneath the table he could see she was unable so she ran into the bedroom she was struck down it was her doom (...) You've been hit by a smooth criminal “

Billie Jean revient comme une rengaine sur l'anecdote d'une paternité problématique avec son désormais célèbre "the kid is not my son". Billy Jean est par ailleurs une jeune femme dangereuse qui dévoile à Michael sa paternité (il serait le père de son enfant). Ce qui relie étrangement les thèmes de la paternité, du sexe, de la fonction de reproduction... En filigrane transparaît une peur face à la violence du monde adulte, aux mensonges, aux faux semblants de la célébrité, de la famille aussi.

“ She was more like a beauty queen from a movie scene (...) she said I am the one (...) people always told me be careful of what you do (...) and mother always told me be careful of who you love and be careful of what you do cause the lie become the truth (...) Billy Jean is not my lover she's just a girl who claims that I am the one but the kid is not my son”

Eaten alive aborde le thème du vampirisme qui recèle rapports de domination, sexualité, contamination et dangerosité organique. la métaphore du viol n'est jamais loin...

“ Animal stalking you at night I'm a sucker for someone and I got a prey in sight lying on a bed of leaves (...) Capture my blood is red another victim of your ritual for you my skin is shed (...) I don't wana be eaten alive cause you're so dangerous no more hearts I can trust, you see (...) Tie me to a tree, crawl all over me you can rip my shirt, drag me in the dirt I will be your slave anything you say I don't wanna be eaten alive”

Beat it est avant tout un hymne pour se donner la force, pour s'aider à vaincre les peurs enfouies de l'enfance, les démons qui empêchent d'avancer...

“You better run, you better do what you can don't wanna see no blood, don't be a macho man you wanna be tough, better do what you can so beat it, but you wanna be bad (...) they're out to get you, better leave while you can, don't wanna be a boy, you wanna be a man you wanna stay alive, better do what you can so beat it you have to show them that you're not really scared you're playing with your life, this ain't no truth or dare”

Bad c'est enfin un visage dans la lumière du jour (une façon de dire : ose montrer ton visage), une bouche et son jeu dangereux... Des thématiques sexuelles et menaçantes. Il est aussi le reflet d’une image dévoyée de soi. « I’m bad » c'est le fameux sentiment de culpabilité des victimes de viol finissant par se convaincre qu’elles sont en partie responsables, qu'elles n’ont pas été salies par hasard, qu’elles l’ont été justement parce qu’elles sont sales, mauvaises…

“ Just show your face on broad daylight (...) i'm giving you on count of three to show your stuff or let it be (...) just watch your mouth I know your game What you're about (...) you're doing wrong, gonna lock you up before too long”

Voilà des thématiques terriblement sombres pour des textes de chansons Pop. Et derrière ces mots, ces atmosphères lugubres comme un inconscient qui s'y serait exprimé, déversé, amenant Michael à écrire ou choisir des textes qui lui parlaient, qui nous parleraient un jour, entre les lignes.

mardi 19 juillet 2011

Bronson. Nicolas Winding Refn. Anti prophète

Juste après que les lumières se soient rallumées, je sais déjà que j’y reviendrai. Qu’il me faudra revoir un film beaucoup plus subtil que le maigre pitch - c'est son conflit intérieur et sa force - n'avait pu le laisser penser au premier abord : le biopic sur-vitaminé du prisonnier le plus dangereux d'Angleterre.


Curieusement, ma première sensation a été que le film était une métaphore de la génération triomphante d’aujourd’hui, celle de « la notoriété à tout prix ». Bronson ne sait que faire de sa vie mais rêve de gloire. Et sa volonté d’être le tout dernier à sortir de sa prison (de son loft ?), sa détermination à y rester le plus longtemps possible n’est pas sans rappeler ces personnes privées, anonymes devenant soudain des personnages publics aveuglés sous le feu des projecteurs et face aux caméras d’une télé-réalité. Cette notoriété acquise de haute lutte (au détriment d’autres candidats) se payant parfois très cher… Il n’est ici jamais question que de coups de matraque dans le buffet, qui contribuent paradoxalement à préserver « l’immunité » du candidat Bronson.


Evidemment, un personnage à la violence hors normes pris dans les mailles d'un filet carcéral tranchant comme une lame, ne peut que ramener à la surface les souvenirs intacts d'Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971) et de son personnage inoubliable interprété par Malcolm Mc Dowell. Au cours du film, affleure même la folie rampante et carnassière de Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, 1975) : je pense à quelques séquences très fortes dans lesquelles l'institution s'échine à brider, briser le héros, sonné par les médicaments, en compagnie de cas désespérés dans une immense salle dont l'immaculée géométrie peut rendre fou... Au poste frontière de la lobotomie, le héros, quasi perdu pour la santé mentale, trouve encore la force, inouïe, l'invraisemblable énergie de rester lui-même.


Au-delà de ces 2 références centrales, il ne faut pas négliger l'ambition formelle si palpable de faire de Bronson un Rock Opéra, une comédie musicale moderne dissonante et brutale où la réalité la plus crue, la plus étouffante aussi côtoie l’artifice et les éthers silencieux d'une scène de théâtre.


Tout l'intérêt narratif émanant de ce qu'un homme se trouve perdu dès lors qu'il sort de prison – ou d’une salle de spectacle, un lieu matriciel, au fond son seul repère/repaire, l’origine réinventée de son monde dans un lieu clos. Puisqu’il est LE spectacle et que c'est bien entre ces 4 murs qu'il va façonner sa légende. Il finit par faire de sa propre personne une sculpture, affinée sous les coups de boutoir de gardiens de prison qui lui gardent pourtant une forme d'admiration, d'amitié. Et oui, c’est que Bronson est unique en son genre, singulier dans sa façon de ne rien attendre des autres, du monde... Un authentique innocent, un Petit Prince des prisons, jamais tenté par le cynisme, la manipulation, la fourberie, qui n'essaye pas de s'évader sinon dans ses fantasmes créatifs.


Chaque nouveau combat à main nue est une nouvelle étape dans l'oeuvre qu'il accomplit sur sa propre personne, pour ne ressembler à aucun autre prisonnier. Il me rappelle en cela ces artistes qui prennent des objets usuels (des pneus, de la tôle rouillée, des bouts de carcasse de voiture, des déchets urbains) pour les détourner de leur fonction initiale, pour en faire des œuvres singulières, comme des reflets artistiques de ce que sont devenues nos sociétés.

Bronson est bien en cela aux antipodes d’ Un Prophète.


La prison n’y est jamais ce lieu social, cet accélérateur des possibles, où les réseaux vont permettre à un « blanc bec » de sortir corrompu jusqu’à la matrice, par la grande porte des immortels parrains de la pègre, à coup de calculs un peu fous et de préméditation, non la taule ici c’est la chambre noire, le révélateur de ce qui fera de Bronson ce qu’il a toujours été, dans son plus simple appareil, un être épris de liberté, celle d’exister, de penser par lui-même.

Comme dans Valhalla Rising (2010) du même réalisateur, il y a aussi les accents d’une épopée Arthurienne renforcés par quelques irruptions autoritaires d'un opéra de Wagner (Le Crépuscule des Dieux) - indissociable à mes yeux d'Excalibur (John Boorman, 1980).



Parce que la recherche de ce Bronson c'est en creux la quête de son graal intime ou comment se réaliser, accoucher de son oeuvre (lui-même) malgré ou plutôt grâce aux 4 murs qui sont à ses yeux 4 bonnes raisons d’exister.


Nicolas Winding Refn s'affranchit dans le même temps de codes, de conventions, qui symboliquement sont ces murs en apparence infranchissables. C’est bel et bien lui le taulier, démontrant à merveille sa capacité à révolutionner un genre tout en sachant garder à l'esprit, chose rare, l'hommage habile et puissant de chaque instant. Car c’est un cinéphile reconnaissant, un réalisateur respectueux de son art, désireux de se confronter à ses pairs. Il ne détruit pas mais rebâtit après avoir versé sa larme. Voilà sa volonté, qui s’inscrit toujours dans une filiation, et s'accompagne d'une réflexion profonde sur l'aliénation (le prisonnier de Valhalla Rising, l'univers carcéral de Bronson, le déterminisme social des personnages inoubliables de la trilogie Pusher).


Bronson est une quête de soi et d'absolu qui réussit le pari fou de se régénérer malgré la sécheresse de l’univers (un lieu clos et étouffant) et la minceur du pitch (une narration en boucle, en apparence répétitive et redondante). Il finit paradoxalement, en écho, par nous régénérer. C'est tout le prix de ce très grand film à revoir pour en saisir toute la vitalité contagieuse.

Cette réussite est totale grâce à un acteur, Tom Hardy, méconnaissable et transcendé, dirigé de main de maître par Nicolas Winding Refn qui s’impose une fois de plus comme un dénicheur de talents et un directeur d’acteurs exceptionnels. Ci-après les photos du vrai Bronson et d'un Tom Hardy transfiguré pour le rôle.



Je voudrais pour finir revenir sur 2 idées reçues trop largement répandues au sujet de ce jeune réalisateur danois :

Il y aurait d’abord une croyance au sujet de sa technique, ce qu’on pourra désigner comme une insoutenable légèreté de faire, donnant le sentiment que son cinéma se base essentiellement sur une improvisation éclairée, or c'est tout le contraire... Il faudra pour en convaincre les sceptiques et j’y suis prêt que nous passions ensemble des heures à décortiquer ses choix qu'ils concernent le cadre, l'enchaînement des plans, des séquences, la mise en valeur d'idées force. Son cinéma est extrêmement écrit, pensé, travaillé. Cette impression de facilité est déjà, en soi, le signe tangible qu’il a du génie.

Il y a par ailleurs à travers les choix qu’il opère (thèmes, codes visuels, univers musicaux) la perception que Nicolas Winding Refn fabrique ses films de l'air du temps, surfant sur des idées tendances (violence gratuite, graphique, images très travaillées) alors que tout est fait contre l'air du temps parce que chacune de ses oeuvres - c'est ainsi qu'il faut les désigner - est à l'épreuve du temps, et ce dernier nous le dira bien assez tôt.


Sachons seulement être patient.

lundi 18 juillet 2011

Valhalla Rising. Nicolas Winding Refn. L'Evangile selon One Eye.



L'époque, les personnages et l'oeil abîmé du héros convoquent immédiatement une référence centrale : Les Vikings (Richard Fleisher, 1958).


Le premier chapitre nous décrit un petit monde archaïque et montagneux, hors du temps, dans lequel un guerrier réduit à l'état d'esclave, ou plutôt d'animal en laisse, va se libérer de ses chaînes grâce un petit objet métallique, la pointe d'une flèche, dans une idée forte qui n'est pas sans rappeler l'évasion d'Hannibal dans Le silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991) par le biais d'une épingle à première vue inoffensive et surtout inatteignable.


Cela met en perspective un récit qui bien sûr emprunte au destin du gladiateur, de l'esclave insoumis - il y a aussi du Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) dans ce démarrage - mais tout autant du thriller horrifique avec son serial killer (sorte de Lecter du Xème Siècle) inspirant une frayeur telle chez ses propriétaires que ces derniers font montre d'une méticulosité maladive dans les précautions prises, jusque dans les détails les plus fous (même enfermé dans sa prison de bois, le détenu est maintenu enchaîné. Double peine). Un  habile façon de faire cohabiter harmonieusement les codes de genres en apparence très différents.



Dans la relation qui s'installe dès le départ entre l'enfant blond comme les blés (tout droit sorti d'un univers Bergmanien).


et celui qu'il baptisera lui-même One Eye, il y a aussi (je suis formel) du Jean-Pierre Melville : One Eye est un tueur impitoyable exécutant « des contrats » pour ses employeurs. L'ancêtre du tueur à gages. J'ai pensé au Samouraï (1967) et ce héros muré dans son silence qui sait dès le départ comment tout finira. D'ailleurs, à l’instar du personnage incarné par Alain Delon, One Eye, derrière une violence aveugle, impitoyable, est capable de sentiments à l'égard de la petite tête blonde qu'il va protéger jusqu’à son dernier souffle.


Par ailleurs, ses visions de ce qui se prépare, sa brutalité ne rappellent-elles pas la divine atmosphère d'Hana Bi (Takeshi Kitano, 1997) et de son tueur là encore silencieux (des visions incantatoires et prémonitoires déjà) venant au secours d'une femme atteinte d'une maladie incurable.



J'ai aussi pensé à Zatoïchi, le samouraï aveugle (Takeshi Kitano, 2003) et ses fulgurances au sabre (ici une hache légère). One Eye sera jusqu'au bout du film cet authentique samouraï borgne, jusque dans la dignité qu'il finit par offrir en acceptant la mort qui vient à lui.



Avec la traversée mystique sur un Drakkar commence la recherche de la vérité, la croyance d'hommes dépassés. Le seul à surnager, à se faire confiance, à écouter ses visions, à sentir ce qu'il adviendra, c'est bien One Eye. C'est d'ailleurs de lui que viendra la révélation, en plein désespoir, qu'ils ont enfin touché terre.

Après mille souffrances endurées à bord de l'embarcation perdue dans la brume - je repense forcément à la superbe scène dans le brouillard du film de Richard Fleisher - et sur un océan privé de vent, la folie des hommes pousse l'un des guerriers à vouloir sacrifier l'enfant, cause possible de tous leurs maux. "Une malédiction " s'exclament-ils en coeur ! On pense alors qu'ils finiront bien par le manger puis s'entre-dévorer les uns les autres, un radeau de la méduse en gestation... Mais il n'en sera rien. Les images deviennent de sublimes peintures et me rappellent les grandes envolées visuelles et lyriques d'Andreï Tarkovski. Le soleil derrière la brume crée une luminosité diffuse très présente chez les grands peintres de la renaissance. Un gros plan fabuleux du manche d'une épée dominant tous ces hommes à la dérive me ramène enfin 30 ans en arrière et ma première expérience inoubliable au cinéma : Excalibur (John Boorman, 1981) et cette quête folle pour retrouver un graal insaisissable.


Puis c'est l'arrivée sur un continent qui se révèle ne pas être la Terre Sainte. Habile façon de mettre l'ironie de l'Histoire en lumière. Démonstration est faite que les Vikings furent peut-être les premiers à découvrir l'Amérique, mais ils en seront les grands oubliés. En toile de fonds, il y a cette idée rémanente qu'il faut se méfier des enseignements du passé, des idées reçues de la majorité, issues de la loi du nombre, du plus fort. One Eye c'est le destin d'un homme seul et réfractaire à toute idée qu'une loi lui soit imposée, divine ou mortelle. L'homme qui ne croit qu'en lui. L'image ultime de l'Athée, ni Dieu ni Maître, dès lors qu'il se libère de son joug. Mais une autre forme de prison prend déjà forme : le déterminisme, à travers les visions qui l'assaillent et lui dictent ce qui se prépare.



Sont désormais visibles comme les gènes de l'épopée psychédélique d'Apocalypse now (Francis Coppola, 1979), de l'errance hallucinée d'Aguirre (Werner Herzog, 1972) sur un fleuve d'amazonie, qui reviennent en écho dans la scène des flèches sorties de nulle part pour ôter une vie par ci une vie par là... Sans prévenir. On y retrouve le destin étrange d'un capitaine conradien descendant un fleuve pour trouver sa vérité. J'ai aussi repensé au trop méconnu The Lost Patrol (John Ford, 1937) qui avait véritablement inauguré le genre (voyage initiatique, ennemi invisible) au coeur d'un désert obsédant.




Un point culminant ? cette scène ubuesque de guerriers qui, pour se préparer à un improbable défi, absorbent la drogue qui les rendra invincibles, impitoyables au combat. Mais l'absurdité et le génie surgissent dans cette idée qu'étant aux prises avec un ennemi invisible, ils se retrouvent face à eux-mêmes. Cela tourne au trip paranoïaque dans une séquence fabuleuse où mêmes les riffs de guitare électrique collent parfaitement aux images extraordinaires proposées malgré le piège de l'anachronisme. Une gageure. C'est aussi le moment clé dans lequel One Eye lègue au futur son oeuvre, la marque de son passage sur cette terre inconnue : une stèle comme on en retrouvera des siècles plus tard.


L'avant-dernière scène, éblouissante, démontre enfin s'il en était besoin que One Eye est une authentique figure christique, celui qui d'abord rejeté, torturé deviendra guide malgré lui, suivi par des hommes qui le craignirent un temps. Un des guerriers dira d'ailleurs à l'enfant devenu l'interprète des sages pensées de One Eye :

"Qu'a-t-il dit sur moi ?"
"Que tu vas mourir"
"Il ment"
"S'il ment, pourquoi l'as-tu suivi ?"


Sur fond de croisade et d'évangélisation aveugle, Il est bien le seul à connaître le chemin. Tous les autres personnages sont irrémédiablement perdus, le cerveau mangé par des peurs d'un autre temps. Sa légende avait d'ailleurs pris forme lorsqu’ayant bu l'eau qui les entourait, devant l'incrédulité des autres hommes à bord du Drakkar, One Eye leur avait révélé qu'ils étaient arrivés sur un fleuve. "De l'eau douce !" S'écrira l'un d'eux. L’image biblique d’un calice donné à un guerrier qui en boit le contenu parle d’ailleurs pour elle-même.


Arrivé sur les rochers aperçus dans l'une de ses visions, One Eye dépose enfin les armes, pour la première fois, et accepte son sort. Les aborigènes semblent respecter l'homme et son choix. C'est comme s'ils avaient établi le dialogue, su communiquer à travers quelques regards échangés. Il touche d'ailleurs l'épaule de l'enfant comme un message lancé aux autochtones. "Tuez-moi mais laissez l'enfant" murmure-t-il de son œil rescapé. Tout se déroule sans le moindre échange verbal. Et selon la prédiction de One Eye, l'enfant pourra, par le biais de son sacrifice, bâtir son bateau et repartir vers le vieux continent. Il témoignera. La figure vivante de l'apôtre en devenir.


Parce que cette longue traversée vers une terre inconnue fut une traversée du désert, un chemin de croix au terme desquels les prédictions de One Eye se sont toutes réalisées. Il accomplit son œuvre, écrit les pages immortelles de son propre évangile dans les coursives de la Grande Histoire qui, au passage, aura tout avalé. Ou presque. Le trouble immense émanant du paradoxe et de la subversion qu’exhale la nature sanguinaire du héros.


Dans le même temps, Nicolas Winding Refn a posé sa propre pierre au sommet d'une stèle magique, inaugurée par ses illustres aînés. Il peut alors, à l'instar de One Eye, disparaître dans les eaux calmes de cette terre mystérieuse, redoutable, dangereuse et enchanteresse qu'est le Cinéma.


C'est ainsi qu'une immense page du 7ème Art vient de s'écrire.