mercredi 30 novembre 2011

Le grand sommeil. The big sleep. Howard Hawks. Nouvel éclairage


Outre son couple mythique Lauren Bacall / Humphrey Bogart, Le Grand Sommeil tire ses lettres de noblesse d'innombrables interrogations soulevées par une intrigue compliquée - incompréhensible diront certains - qui naquit dans l'esprit torturé de l'immense Raymond Chandler.


C'est pourquoi me vient l'idée saugrenue, maso d'en démêler le fil souterrain d'une narration pas si abstraite, où l'improvisation n'est pas l'ingrédient essentiel du résultat obtenu. Car voici venir un film meurtri, souffrant, paranoïaque, schizophrène, qui nous parle de mensonge, de manipulation, de trahison et de blessure narcissique.

Pour mener à bien cette réflexion, j'accueille, bienveillant, - sans toutefois chercher à l'expliquer dans un premier temps - l'intuition que la boîte noire de l'oeuvre se trouve dans l'appareil photo sis à la villa de Geiger, le lever puis le tomber de rideau s'effectuant dans ce lieu, vénérable centre de gravité, qui recèle donc une part de vérité que nous allons tâcher de révéler.

Pour l'essentiel, je pars de sensations, je ne capte que les signaux faibles qui émettent autour des zones d'ombre, des passages un peu troubles du film avec l'intuition que tout ici fonctionne autour de dualités, de personnages en miroir, qui s'assemblent ou s'opposent selon les circonstances.

DUALITE 1 Philip Marlowe / Shaun Regan : l'histoire se répéterait ?

Tout commence par un chantage à la photo compromettante de la jeune Carmen nue. Son Sternwood de père, un général à la retraite engage l'homme qui se frotte l'oreille plus vite que son ombre, Philip Marlowe. Sa mission : "neutraliser" le maître chanteur présumé, un certain Gwyn Geiger.

Déjà, l'enquête est une équation qui se double d'une deuxième inconnue : la disparition mystérieuse de Shaun Regan, prédécesseur de Marlowe engagé par le Général pour enquêter sur un autre chantage fomenté quelques années auparavant par un certain Joe Brody.

Flotte le sentiment que Marlowe s'inscrit dans un éternel recommencement, un piège fatal qui semble se refermer encore et encore sur les hommes qui s'approchent de trop près des Sternwood. Curieuse sensation de déjà vu, d'une réalité qui se répète, qui transmute, se régénère d'une dimension l'autre, comme lors du franchissement du fameux niveau dans un jeu video ou mieux, dans un rêve tels que les ont abordé - de façon plus moderne et plus littérale au fond, - des films comme Mulholland Drive (2001) ou Inception (2010), héritiers modernes de l'oeuvre du duo Howard Hawks / Raymond Chandler qui s'intitule, ne l'oublions pas, The Big Sleep.

DUALITE 2 Vivian / son père : Communication Fail

Philip Marlowe démarre son enquête dans la chaleur étouffante, tropicale d'une serre où les plantes les plus exotiques, carnivores, déjà, l'observent en coin, avec appétit. L'une d'elles, pas des moins venimeuses, n'est autre que la soeur aînée de CarmenVivian Ruthledge, qui tente une subtile approche dès le début pour déchiffrer la lettre de mission confiée par son père au détective privé.

Voilà qui met en lumière une rétention d'information, un manque de confiance du paternel envers sa fille aînée. Cette inquiétude de Vivian lorsque Marlowe commence son enquête et le fossé qui semble la séparer de son vieux père fortuné sont deux éléments capitaux dans le raisonnement qui va nous occuper. Car ce problème de communication peut justifier les agissements de Vivian par la suite pour extorquer des fonds à son vieux père.

DUALITE 3 Vivian / Carmen : 1 même femme aux 2 visages.

Lors du meurtre présumé de Geiger, le spectateur épouse à dessein le point de vue de Marlowe. Dès l'arrivée de la voiture de Carmen, des doutes légitimes planent sur l'identité de la femme qui en sort. La pluie et l'obscurité rendant la vision de Marlowe particulièrement brouillée (c'est déjà explicite dans la nouvelle Un tueur sous la pluie qui est l'ébauche du Grand Sommeil et contenant déjà cette scène clé).

La scène distille brillamment cette idée trouble qu'"une femme peut en cacher une autre", la notion passionnante de double, de duplicité, de manipulation d'un homme par 2 femmes.

Ce sera aussi l'objet d'un film sorti la même année, The Dark Mirror (1946) de Robert Siodmak. Qui reste une oeuvre fondamentale en ce qu'elle inspira notamment David Cronenberg pour Dead Ringers (1988) puis Paul Verhoeven pour son désormais célèbre Basic Instinct (1992).


Carmen est naïve, impulsive, pas calculatrice pour un sou. Vivian est beaucoup plus complexe à appréhender. Séductrice, brûlante, sans scrupules, elle sait manifestement se faire apprécier des hommes, s'adapte au genre masculin quels que soient son milieu social, son tempérament, sa moralité, ses aspirations profondes. Elle sait toujours donner le change, un vrai caméléon...

Manipulation, interchangeabilité, les 2 visages d'une même femme. Jeu et amour s'opérant autour de pantins que sont à chaque fois des personnages masculins (Sternwood père, G. Geiger, O. Taylor, S. Regan, E. Mars et bien sûr P. Marlowe).

C'est pourquoi lors de ce premier rebondissement, Vivian peut tout à fait s'être subtilisée à sa soeur pour les besoins d'une mise en scène. 2 soeurs entre ombre et lumière. Diablement. Irrémédiablement complices. Possible...

DUALITE 4 La villa de Geiger : en façade / à l'intérieur

Pourquoi revient-on dans cette villa 5 fois au cours du film ? Lors de la première incursion, deux voitures sont déjà cachées derrière la maison. L'une déboule furieuse derrière l'autre, à la surprise du spectateur et de Marlowe. Il y a de fait l'idée d'une arrière cour, d'une mise en scène qu'elle soit destinée à habiller le meurtre de Geiger ou à tromper Marlowe.

Ce dernier est alors à l'extérieur de la villa, incapable de deviner ce qui se trame à l'intérieur. La fin du film inversera la situation : Marlowe est cette fois à l'intérieur et semble tirer les ficelles, mais le fait-il vraiment ? Il n'est d'ailleurs pas seul lors de ce dénouement...  Vivian l'accompagne. On peut dès lors imaginer sur l'échiquier du film qu'elle était déjà présente lors du meurtre de Geiger, toujours placée du bon côté, celui de l'élaboration d'un plan implacable.

DUALITE 5 L'appareil photo / la bobine manquante

Dans l'air vicié flotte comme une musique entêtante, s'évaporant lentement de la boîte noire du film dont personne ne sait vraiment ce qu'elle contenait le soir du drame. je veux parler de l'appareil photo.

Or si l'objectif du premier meurtre est de court-circuiter la remontée d'information de Geiger vers Marlowe, d'induire ce dernier en erreur s'agissant du mobile du crime, de nouvelles questions, légitimes, peuvent se poser autour de l'intervention d'Owen Taylor : qu' y a t-il vraiment sur la bobine manquante ? Des clichés de Carmen nue ou la preuve de l'implication des vrais commanditaires du crime initial sur la personne de Geiger ?

Une onde de choc qui a évidemment des répercussions sur l'ensemble de l'oeuvre et sa compréhension. Si la photo qui se trouvait dans l'appareil photo n'offrait pas un nu de Carmen mais la preuve d'une présence - celle de sa soeur sur les lieux et par voie de conséquence de son implication dans le meurtre de Geiger, la folie meurtrière qui s'empare de nombreux personnages autour de ce cliché au cours du film se crédibilise.

Tout devient une question de vie et de mort... Pour les uns comme pour les autres.

DUALITE 6 Geiger / Lundgen

Un détail m'a toujours frappé s'agissant de Geiger. Pouvait-il être victime lui-même d'un chantage ? Il est au début mêlé à des affaires pas vraiment claires (la vente de livres anciens est une couverture à n'en point douter). Métaphoriquement : il  a des choses à cacher, est en tout cas présenté comme tel.

On peut donc aller plus loin dans le raisonnement : un personnage de femme libraire fait au début du film une étrange description au bouillant Marlowe du chauffeur de Geiger, un certain Lundgren (jeune homme élancé, fin, raffiné). Elle évoque alors une ombre, "l'ombre" de Geiger. A une époque pas si anodine, n'y peut-on pas déceler une allusion à peine voilée à une relation homosexuelle inavouable et condamnable ? Cela pourrait également justifier l'esprit vengeur de Lundgren lorsqu'il assassine Brody, un acte évidemment passionné, comme lorsqu'on cherche à venger son amour. Pourquoi, sinon, un chauffeur risquerait-il sa vie pour venger son ancien patron ?

Dans cette perspective, Geiger est bien victime d'un chantage qui pourrait lui coûter sa réputation, sa position sociale mais surtout lui valoir une mise à l'ombre définitive. Il est dès lors censé extorquer des fonds au père de Vivian et Carmen. Ce qui permettra à ces dernières de renflouer leurs dettes, sans apparaître comme les commanditaires...

Dans cette perspective, Vivian n'est plus étrangère à la mort de Geiger car elle a tout intérêt dans le même temps à ce que rien ne remonte jusqu'à son père pour ne pas risquer d'être déshéritée. Dans cette optique, elle est clairement responsable de sa mort. Ce qui remet en cause la version "officielle"d'un Owen Taylor chauffeur de Carmen et tombé sous l'empire de cette dernière qui vient ce fameux soir assassiner Geiger par amour.

DUALITE 7 Owen Taylor / Joe Brody

Je propose une version alternative. Owen Taylor est amoureux de Carmen, c'est un fait. On peut dès lors comprendre qu'il cherche à la protéger. Ce soir là, il l'a suivie jusqu'à la maison de Geiger et découvre que derrière le chantage de ce dernier, c'est bien Vivian qui tire les ficelles. Il subtilise alors la preuve tangible (le contenu de l'appareil photo que j'évoquais plus haut) de la présence de Vivian.

D'ailleurs soyons réaliste : pourquoi s'il agit par amour Owen Taylor partirait-il à toute berzingue avec les clichés de Carmen nue en laissant cette dernière seule dans la maison ? Sauf si ces clichés mettent en danger les vrais auteurs du crime de Geiger ? Une forme d'assurance-vie.

Joe Brody a en son temps fait chanter une première fois le père de Carmen. Il a probablement été, à l'époque, instrumentalisé par Vivian lors de ce premier "brouillon" du chantage actuel (si lon s'en tient à ce schéma d'un destin funeste qui se perpétue dans l'entourage des  Ruthledge).

Dans la vision proposée, Vivian a tout intérêt à ce qu'Owen Taylor soit accusé du meurtre de Geiger (l'argument de l'amour fou fonctionnera) et qu'il soit réduit au silence - solution trouvée en le faisant éliminer par Joe Brody. Problème : ce dernier se ravise après son forfait lorsqu'il se retrouve en possession d'un cliché fort intéressant (implication avérée de Vivian dans le meurtre de Geiger).

Elle improvise en remettant le jeune Lundgren dans la partie - ivre de vengeance pour les raisons évoquées plus haut. Une fois Joe Brody mort, tout peut rentrer dans l'ordre. mais pas pour Marlowe qui, facsiné par Vivian, ne s'en contente pas.


DUALITE 8 Shaun Regan / Eddie Mars

A priori, le premier vivait une relation avec la femme du second... Etait-ce dans le cadre de son enquête sur Joe Brody pour essayer d'en savoir plus sur les rapports troubles de Vivian et Mars ? Animé qu'il était par la certitude que Brody était instrumentalisé par la même Vivian ? Très possible. Il se serait donc rapproché de la vérité en séduisant la femme de Mars, ou plus vraisemblablement aurait-il été attiré dans un piège destiné à le faire taire...

Aidé par 2 personnages vénaux - 2 de plus -, Marlowe va retrouver la trace d'Eddie Mars et peut enfin faire la lumière sur les chaînes qui lient Vivian à ce dernier (le meurtre de Regan). Tout se termine donc dans la villa où tout a commencé pour un ultime règlement de compte qui n'est autre que la décision de Vivian de tomber sous l'empire d'un nouveau pygmalion ou plus exactement le contraire : malgré les apparences, c'est au tour de Marlowe de tomber après Mars sous l'empire de Vivian.

DUALITE 9 Vivian Ruthledge / Philip Marlowe

Vivian aime le jeu comme les hommes. Elle a contracté (elle et/ou sa soeur) cette maladie en même temps qu'une dette considérable vis-à-vis d'un certain Eddie Mars. Quand elle évoque le genre masculin n'évoque-t-elle pas des courses de chevaux ? On sait par ailleurs que Geiger est locataire d'Eddie Mars. Les 3 côtés tranchants d'un même triangle des Bermudes d'où Marlowe sera le seul capable de l'en sortir.

A dessein, on imagine bien qu'elle organise tout chez Geiger pour compromettre à terme le propriétaire qui n'est autre que Mars... Car elle sait dès le début vouloir se libérer de ses chaînes... En d'autres termes de ses dettes qui furent le début de tous ses ennuis.

C'est en permettant à Marlowe de se mêler à la partie, qu'elle se garantit la possibilité d'arriver à ses fins. La scène finale scellant leur sort. Visuellement, elle a changé d'homme, ne dépend plus de Mars mais est résolument aux côtés de Marlowe (Les 2 noms commencent d'ailleurs tous les 2 par les mêmes lettres)  Peut-être après tout est-elle vraiment amoureuse de Marlowe, lorsqu'elle découvre que ce dernier est insubmersible, qu'il est au fond son authentique pendant masculin. Marlowe de son côté nous prouve par ses remarques frappées au coin du bon sens qu'il n'est pas dupe de la complexité de Vivian mais que ses sentiments seront les plus forts, quoi qu'il advienne.