mardi 19 juillet 2011

Bronson. Nicolas Winding Refn. Anti prophète

Juste après que les lumières se soient rallumées, je sais déjà que j’y reviendrai. Qu’il me faudra revoir un film beaucoup plus subtil que le maigre pitch - c'est son conflit intérieur et sa force - n'avait pu le laisser penser au premier abord : le biopic sur-vitaminé du prisonnier le plus dangereux d'Angleterre.


Curieusement, ma première sensation a été que le film était une métaphore de la génération triomphante d’aujourd’hui, celle de « la notoriété à tout prix ». Bronson ne sait que faire de sa vie mais rêve de gloire. Et sa volonté d’être le tout dernier à sortir de sa prison (de son loft ?), sa détermination à y rester le plus longtemps possible n’est pas sans rappeler ces personnes privées, anonymes devenant soudain des personnages publics aveuglés sous le feu des projecteurs et face aux caméras d’une télé-réalité. Cette notoriété acquise de haute lutte (au détriment d’autres candidats) se payant parfois très cher… Il n’est ici jamais question que de coups de matraque dans le buffet, qui contribuent paradoxalement à préserver « l’immunité » du candidat Bronson.


Evidemment, un personnage à la violence hors normes pris dans les mailles d'un filet carcéral tranchant comme une lame, ne peut que ramener à la surface les souvenirs intacts d'Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971) et de son personnage inoubliable interprété par Malcolm Mc Dowell. Au cours du film, affleure même la folie rampante et carnassière de Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, 1975) : je pense à quelques séquences très fortes dans lesquelles l'institution s'échine à brider, briser le héros, sonné par les médicaments, en compagnie de cas désespérés dans une immense salle dont l'immaculée géométrie peut rendre fou... Au poste frontière de la lobotomie, le héros, quasi perdu pour la santé mentale, trouve encore la force, inouïe, l'invraisemblable énergie de rester lui-même.


Au-delà de ces 2 références centrales, il ne faut pas négliger l'ambition formelle si palpable de faire de Bronson un Rock Opéra, une comédie musicale moderne dissonante et brutale où la réalité la plus crue, la plus étouffante aussi côtoie l’artifice et les éthers silencieux d'une scène de théâtre.


Tout l'intérêt narratif émanant de ce qu'un homme se trouve perdu dès lors qu'il sort de prison – ou d’une salle de spectacle, un lieu matriciel, au fond son seul repère/repaire, l’origine réinventée de son monde dans un lieu clos. Puisqu’il est LE spectacle et que c'est bien entre ces 4 murs qu'il va façonner sa légende. Il finit par faire de sa propre personne une sculpture, affinée sous les coups de boutoir de gardiens de prison qui lui gardent pourtant une forme d'admiration, d'amitié. Et oui, c’est que Bronson est unique en son genre, singulier dans sa façon de ne rien attendre des autres, du monde... Un authentique innocent, un Petit Prince des prisons, jamais tenté par le cynisme, la manipulation, la fourberie, qui n'essaye pas de s'évader sinon dans ses fantasmes créatifs.


Chaque nouveau combat à main nue est une nouvelle étape dans l'oeuvre qu'il accomplit sur sa propre personne, pour ne ressembler à aucun autre prisonnier. Il me rappelle en cela ces artistes qui prennent des objets usuels (des pneus, de la tôle rouillée, des bouts de carcasse de voiture, des déchets urbains) pour les détourner de leur fonction initiale, pour en faire des œuvres singulières, comme des reflets artistiques de ce que sont devenues nos sociétés.

Bronson est bien en cela aux antipodes d’ Un Prophète.


La prison n’y est jamais ce lieu social, cet accélérateur des possibles, où les réseaux vont permettre à un « blanc bec » de sortir corrompu jusqu’à la matrice, par la grande porte des immortels parrains de la pègre, à coup de calculs un peu fous et de préméditation, non la taule ici c’est la chambre noire, le révélateur de ce qui fera de Bronson ce qu’il a toujours été, dans son plus simple appareil, un être épris de liberté, celle d’exister, de penser par lui-même.

Comme dans Valhalla Rising (2010) du même réalisateur, il y a aussi les accents d’une épopée Arthurienne renforcés par quelques irruptions autoritaires d'un opéra de Wagner (Le Crépuscule des Dieux) - indissociable à mes yeux d'Excalibur (John Boorman, 1980).



Parce que la recherche de ce Bronson c'est en creux la quête de son graal intime ou comment se réaliser, accoucher de son oeuvre (lui-même) malgré ou plutôt grâce aux 4 murs qui sont à ses yeux 4 bonnes raisons d’exister.


Nicolas Winding Refn s'affranchit dans le même temps de codes, de conventions, qui symboliquement sont ces murs en apparence infranchissables. C’est bel et bien lui le taulier, démontrant à merveille sa capacité à révolutionner un genre tout en sachant garder à l'esprit, chose rare, l'hommage habile et puissant de chaque instant. Car c’est un cinéphile reconnaissant, un réalisateur respectueux de son art, désireux de se confronter à ses pairs. Il ne détruit pas mais rebâtit après avoir versé sa larme. Voilà sa volonté, qui s’inscrit toujours dans une filiation, et s'accompagne d'une réflexion profonde sur l'aliénation (le prisonnier de Valhalla Rising, l'univers carcéral de Bronson, le déterminisme social des personnages inoubliables de la trilogie Pusher).


Bronson est une quête de soi et d'absolu qui réussit le pari fou de se régénérer malgré la sécheresse de l’univers (un lieu clos et étouffant) et la minceur du pitch (une narration en boucle, en apparence répétitive et redondante). Il finit paradoxalement, en écho, par nous régénérer. C'est tout le prix de ce très grand film à revoir pour en saisir toute la vitalité contagieuse.

Cette réussite est totale grâce à un acteur, Tom Hardy, méconnaissable et transcendé, dirigé de main de maître par Nicolas Winding Refn qui s’impose une fois de plus comme un dénicheur de talents et un directeur d’acteurs exceptionnels. Ci-après les photos du vrai Bronson et d'un Tom Hardy transfiguré pour le rôle.



Je voudrais pour finir revenir sur 2 idées reçues trop largement répandues au sujet de ce jeune réalisateur danois :

Il y aurait d’abord une croyance au sujet de sa technique, ce qu’on pourra désigner comme une insoutenable légèreté de faire, donnant le sentiment que son cinéma se base essentiellement sur une improvisation éclairée, or c'est tout le contraire... Il faudra pour en convaincre les sceptiques et j’y suis prêt que nous passions ensemble des heures à décortiquer ses choix qu'ils concernent le cadre, l'enchaînement des plans, des séquences, la mise en valeur d'idées force. Son cinéma est extrêmement écrit, pensé, travaillé. Cette impression de facilité est déjà, en soi, le signe tangible qu’il a du génie.

Il y a par ailleurs à travers les choix qu’il opère (thèmes, codes visuels, univers musicaux) la perception que Nicolas Winding Refn fabrique ses films de l'air du temps, surfant sur des idées tendances (violence gratuite, graphique, images très travaillées) alors que tout est fait contre l'air du temps parce que chacune de ses oeuvres - c'est ainsi qu'il faut les désigner - est à l'épreuve du temps, et ce dernier nous le dira bien assez tôt.


Sachons seulement être patient.

lundi 18 juillet 2011

Valhalla Rising. Nicolas Winding Refn. L'Evangile selon One Eye.



L'époque, les personnages et l'oeil abîmé du héros convoquent immédiatement une référence centrale : Les Vikings (Richard Fleisher, 1958).


Le premier chapitre nous décrit un petit monde archaïque et montagneux, hors du temps, dans lequel un guerrier réduit à l'état d'esclave, ou plutôt d'animal en laisse, va se libérer de ses chaînes grâce un petit objet métallique, la pointe d'une flèche, dans une idée forte qui n'est pas sans rappeler l'évasion d'Hannibal dans Le silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991) par le biais d'une épingle à première vue inoffensive et surtout inatteignable.


Cela met en perspective un récit qui bien sûr emprunte au destin du gladiateur, de l'esclave insoumis - il y a aussi du Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) dans ce démarrage - mais tout autant du thriller horrifique avec son serial killer (sorte de Lecter du Xème Siècle) inspirant une frayeur telle chez ses propriétaires que ces derniers font montre d'une méticulosité maladive dans les précautions prises, jusque dans les détails les plus fous (même enfermé dans sa prison de bois, le détenu est maintenu enchaîné. Double peine). Un  habile façon de faire cohabiter harmonieusement les codes de genres en apparence très différents.



Dans la relation qui s'installe dès le départ entre l'enfant blond comme les blés (tout droit sorti d'un univers Bergmanien).


et celui qu'il baptisera lui-même One Eye, il y a aussi (je suis formel) du Jean-Pierre Melville : One Eye est un tueur impitoyable exécutant « des contrats » pour ses employeurs. L'ancêtre du tueur à gages. J'ai pensé au Samouraï (1967) et ce héros muré dans son silence qui sait dès le départ comment tout finira. D'ailleurs, à l’instar du personnage incarné par Alain Delon, One Eye, derrière une violence aveugle, impitoyable, est capable de sentiments à l'égard de la petite tête blonde qu'il va protéger jusqu’à son dernier souffle.


Par ailleurs, ses visions de ce qui se prépare, sa brutalité ne rappellent-elles pas la divine atmosphère d'Hana Bi (Takeshi Kitano, 1997) et de son tueur là encore silencieux (des visions incantatoires et prémonitoires déjà) venant au secours d'une femme atteinte d'une maladie incurable.



J'ai aussi pensé à Zatoïchi, le samouraï aveugle (Takeshi Kitano, 2003) et ses fulgurances au sabre (ici une hache légère). One Eye sera jusqu'au bout du film cet authentique samouraï borgne, jusque dans la dignité qu'il finit par offrir en acceptant la mort qui vient à lui.



Avec la traversée mystique sur un Drakkar commence la recherche de la vérité, la croyance d'hommes dépassés. Le seul à surnager, à se faire confiance, à écouter ses visions, à sentir ce qu'il adviendra, c'est bien One Eye. C'est d'ailleurs de lui que viendra la révélation, en plein désespoir, qu'ils ont enfin touché terre.

Après mille souffrances endurées à bord de l'embarcation perdue dans la brume - je repense forcément à la superbe scène dans le brouillard du film de Richard Fleisher - et sur un océan privé de vent, la folie des hommes pousse l'un des guerriers à vouloir sacrifier l'enfant, cause possible de tous leurs maux. "Une malédiction " s'exclament-ils en coeur ! On pense alors qu'ils finiront bien par le manger puis s'entre-dévorer les uns les autres, un radeau de la méduse en gestation... Mais il n'en sera rien. Les images deviennent de sublimes peintures et me rappellent les grandes envolées visuelles et lyriques d'Andreï Tarkovski. Le soleil derrière la brume crée une luminosité diffuse très présente chez les grands peintres de la renaissance. Un gros plan fabuleux du manche d'une épée dominant tous ces hommes à la dérive me ramène enfin 30 ans en arrière et ma première expérience inoubliable au cinéma : Excalibur (John Boorman, 1981) et cette quête folle pour retrouver un graal insaisissable.


Puis c'est l'arrivée sur un continent qui se révèle ne pas être la Terre Sainte. Habile façon de mettre l'ironie de l'Histoire en lumière. Démonstration est faite que les Vikings furent peut-être les premiers à découvrir l'Amérique, mais ils en seront les grands oubliés. En toile de fonds, il y a cette idée rémanente qu'il faut se méfier des enseignements du passé, des idées reçues de la majorité, issues de la loi du nombre, du plus fort. One Eye c'est le destin d'un homme seul et réfractaire à toute idée qu'une loi lui soit imposée, divine ou mortelle. L'homme qui ne croit qu'en lui. L'image ultime de l'Athée, ni Dieu ni Maître, dès lors qu'il se libère de son joug. Mais une autre forme de prison prend déjà forme : le déterminisme, à travers les visions qui l'assaillent et lui dictent ce qui se prépare.



Sont désormais visibles comme les gènes de l'épopée psychédélique d'Apocalypse now (Francis Coppola, 1979), de l'errance hallucinée d'Aguirre (Werner Herzog, 1972) sur un fleuve d'amazonie, qui reviennent en écho dans la scène des flèches sorties de nulle part pour ôter une vie par ci une vie par là... Sans prévenir. On y retrouve le destin étrange d'un capitaine conradien descendant un fleuve pour trouver sa vérité. J'ai aussi repensé au trop méconnu The Lost Patrol (John Ford, 1937) qui avait véritablement inauguré le genre (voyage initiatique, ennemi invisible) au coeur d'un désert obsédant.




Un point culminant ? cette scène ubuesque de guerriers qui, pour se préparer à un improbable défi, absorbent la drogue qui les rendra invincibles, impitoyables au combat. Mais l'absurdité et le génie surgissent dans cette idée qu'étant aux prises avec un ennemi invisible, ils se retrouvent face à eux-mêmes. Cela tourne au trip paranoïaque dans une séquence fabuleuse où mêmes les riffs de guitare électrique collent parfaitement aux images extraordinaires proposées malgré le piège de l'anachronisme. Une gageure. C'est aussi le moment clé dans lequel One Eye lègue au futur son oeuvre, la marque de son passage sur cette terre inconnue : une stèle comme on en retrouvera des siècles plus tard.


L'avant-dernière scène, éblouissante, démontre enfin s'il en était besoin que One Eye est une authentique figure christique, celui qui d'abord rejeté, torturé deviendra guide malgré lui, suivi par des hommes qui le craignirent un temps. Un des guerriers dira d'ailleurs à l'enfant devenu l'interprète des sages pensées de One Eye :

"Qu'a-t-il dit sur moi ?"
"Que tu vas mourir"
"Il ment"
"S'il ment, pourquoi l'as-tu suivi ?"


Sur fond de croisade et d'évangélisation aveugle, Il est bien le seul à connaître le chemin. Tous les autres personnages sont irrémédiablement perdus, le cerveau mangé par des peurs d'un autre temps. Sa légende avait d'ailleurs pris forme lorsqu’ayant bu l'eau qui les entourait, devant l'incrédulité des autres hommes à bord du Drakkar, One Eye leur avait révélé qu'ils étaient arrivés sur un fleuve. "De l'eau douce !" S'écrira l'un d'eux. L’image biblique d’un calice donné à un guerrier qui en boit le contenu parle d’ailleurs pour elle-même.


Arrivé sur les rochers aperçus dans l'une de ses visions, One Eye dépose enfin les armes, pour la première fois, et accepte son sort. Les aborigènes semblent respecter l'homme et son choix. C'est comme s'ils avaient établi le dialogue, su communiquer à travers quelques regards échangés. Il touche d'ailleurs l'épaule de l'enfant comme un message lancé aux autochtones. "Tuez-moi mais laissez l'enfant" murmure-t-il de son œil rescapé. Tout se déroule sans le moindre échange verbal. Et selon la prédiction de One Eye, l'enfant pourra, par le biais de son sacrifice, bâtir son bateau et repartir vers le vieux continent. Il témoignera. La figure vivante de l'apôtre en devenir.


Parce que cette longue traversée vers une terre inconnue fut une traversée du désert, un chemin de croix au terme desquels les prédictions de One Eye se sont toutes réalisées. Il accomplit son œuvre, écrit les pages immortelles de son propre évangile dans les coursives de la Grande Histoire qui, au passage, aura tout avalé. Ou presque. Le trouble immense émanant du paradoxe et de la subversion qu’exhale la nature sanguinaire du héros.


Dans le même temps, Nicolas Winding Refn a posé sa propre pierre au sommet d'une stèle magique, inaugurée par ses illustres aînés. Il peut alors, à l'instar de One Eye, disparaître dans les eaux calmes de cette terre mystérieuse, redoutable, dangereuse et enchanteresse qu'est le Cinéma.


C'est ainsi qu'une immense page du 7ème Art vient de s'écrire.