jeudi 7 avril 2011

The Shining. Stanley Kubrick. Première autofiction mondiale.



Je me suis toujours senti réincarné devant des films d'épouvante, fantastiques, d'anticipation,  horrifiques... Jusqu'à me poser la question gênante à l'adolescence de savoir si tout cela faisait de moi quelqu'un de normal, d'interroger le sens de cette supposée normalité.

Mais fort heureusement, de ce goût immodéré pour des films trop souvent déconsidérés je connais désormais les raisons profondes. C'est limpide, ils m'ont donné tout à la fois, chacun à sa façon, de l'espoir, une matière première immense pour élaborer des débuts de réponses à ces énigmes terrifiantes que constituaient mes peurs abruptes, primales (la mort, les drames imprévisibles de l'existence, les choses de la vie en somme...). Je suis convaincu que se confronter fictivement au pire vous y prépare, forcément. Avec le recul, ces films constituèrent ma petite religion à moi, mon catéchisme "maison", la boussole qui me permit d'avancer sans illusion mais sans peur aucune. Des genres sous-estimés à tort car les berceaux d'une ingéniosité qui s'y est de tous temps régénérée sur le mode majeur avec dans ses moments de grâce, une subversion libératrice, inédite, rafraîchissante. Un authentique laboratoire d'idées révolutionnaires qu'elles aient été amenées à servir un enjeu de mise en scène ou de narration.

Shining qui se réclame justement d'un genre très codifié, le film d'horreur, m'a marqué de façon indélébile. Je ne reviendrai pas sur l'évidence des saillies furieuses, morceaux d'anthologie dont il est parsemé par le truchement d'une mise en scène grandiose, d'un travail titanesque pour rendre l'image glacée, diaphane, de comédiens transcendés. Je n'ai en revanche jamais compris pourquoi il avait suscité tant d'incompréhension quant à son interprétation et son sens profond. Alors que c'est précisément le scénario, ses étranges ellipses et ses multiples niveaux de réalité qui m'ont toujours semblé être au coeur de la magie du film.

Revenons donc au commencement. Shining est une oeuvre littéraire de Stephen King qui a ceci de particulier qu’elle transpire l’autofiction car elle met en scène un écrivain s'installant en famille dans un hôtel déserté, avec l'espoir d'y puiser l'inspiration pour écrire son prochain roman... Un hôtel, l’Overlook, qui avant d'être un lieu hanté est déjà, en soi, une possible, une gigantesque source d'inspiration pour tout créateur en quête d'idées nourricières. Et ce n’est sûrement pas un hasard si Stanley Kubrick prend des libertés par rapport au roman en se focalisant sur le personnage de Jack Torrance. Car dans le film c'est bien la solitude d'un processus créatif qui est auscultée, disséquée, tous les sous-textes existentiels devenant dès lors facilement déchiffrables. Il me parle avant toute chose de l'isolement du créateur et de ses révélations intimes, caverneuses, et par voie de conséquence, des effets secondaires sur les personnes bien vivantes qui partagent sa vie. Ce qui provoquera l'explosion d'une cellule familiale. Littéralement, littérairement aussi. Nous verrons pourquoi.

La scène clé de Wendy découvrant l'énorme mensonge de son mari sur ce qu'il écrit, une ligne se répétant à l'infini, comme un écho, est à cet égard l'aveu d'une culpabilité "démentielle", la révélation d'un sentiment d'imposture gigantesque. Le genre de souffrance que recelait par exemple l'histoire incroyable mais vraie de Jean-Claude Romand, au cours de laquelle les chimères d'un homme croulant sous le poids de mensonges accumulés au fil des ans, finiront par se révéler meurtrières. Mais dans le cas de Romand (un nom prédestiné), la fiction ne peut agir comme exutoire. Sauf a posteriori sous la plume acérée d’Emmanuel Carrère dans L’Adversaire.


En commençant cette réflexion, j'ai à l'esprit l'assertion communément acceptée qu'un écrivain au travail finit toujours par le faire "sous la dictée" de ses personnages, vient à être comme agi par des forces qui le dépassent, à l'instar de l'alcoolique accroc à une drogue par essence plus forte que lui... N'est-ce d'ailleurs pas ce qui visiblement arrive à notre Jack Torrance dans cet hôtel qui finira par le prendre de vitesse, comme son envie d'alcool, par le posséder jusqu'à lui dicter LA conduite à tenir ?

Fort de ces intuitions, je vais maintenant pouvoir revenir sur différentes scènes du film, pour y souligner chaque petit détail qui abonde dans le sens d'une véritable autofiction de Jack à travers ce roman qu'il aura vraiment écrit, trouvant sous cet angle le moyen d'expier ses fautes passées (nous verrons lesquelles), d'achever un processus libérateur qui le mènera vers une prise de conscience, une culpabilité assumée, une mort accomplie, dans les limbes géométriques d'un authentique labyrinthe.

C'est, on verra comment et pourquoi, la lecture du film qui rend sa compréhension la plus simple, la plus cohérente. Rien de surnaturel au fond si ce n'est dans l'esprit fécond de Jack.

Le ver est dans le fruit

Les éléments qui nous sont d'emblée livrés au sujet de cette petite famille sont sans équivoque. Jack est un père de famille qui ne roule pas sur l'or (le décor de l'appartement est là pour en attester), se cherche professionnellement (il aimerait éclore au grand jour comme écrivain) et traîne visiblement une double culpabilité liée à l'abus d'alcool (dont il est provisoirement revenu) et à la mal-traitance qu'il aurait fait subir à son fils Danny (anecdote fournie dès le début au sujet de l'épaule démise par sa faute dans un accès de fureur). Ce dernier n'est du coup pas un enfant comme les autres. Traumatisé depuis cette époque, il en porte manifestement les stigmates, ayant donné vie à un ami imaginaire (Tony). Cette information nous est livrée par sa mère Wendy lorsqu'elle se confie à l'infirmière psychologue qui vient d'ausculter Danny après un évanouissement. Des détails déjà frappent l'imagination. L'enfant a peur de se confronter à ce grand hôtel qu'il redoute. Derrière l'hôtel, il y a évidemment le projet et la volonté de son père, parti seul, en éclaireur. C'est donc Jack que Danny redoute surtout derrière les apparences. Wendy fume beaucoup et donne le sentiment d'être une femme dépressive, oisive, fuyant la réalité face aux mises en garde pourtant explicites de son fils, gardant le regard rivé sur l’écran de télévision - quel plus bel échappatoire face à ses responsabilités de mère ? Tel est le contexte lorsque la petite famille, déjà dissolue, va élire domicile à l'Overlook Hôtel.


It's quite a story

Tout commence après l'arrivée de Jack par le discours limpide d'Ullman, le directeur de l'établissement, évoquant la solitude et les difficultés liées à la vie dans ce lieu. Jack confirme que c'est précisément ce qu'il recherche pour achever son prochain livre. Lorsque l'histoire atroce du triple homicide de 1970 est enfin abordée, le premier mot de Jack est "It's quite a story". Un évident double sens. Son regard soudain figé est celui d'un créateur qui tient peut-être un début d'histoire. "Une sacrée histoire !" dans le texte. L'instant d'après, son fils a une première vision du sang torrentiel et des 2 soeurs jumelles. Détail intéressant dans la narration. La découverte par Jack de ce fait divers précède chronologiquement la vision de Danny. Un premier lien est subrepticement établi entre le meurtre d'enfants par leur père dans cet hôtel et la culpabilité latente de Jack vis-à-vis de son fils.


Dans son imagination, Jack vient ainsi de donner vie au personnage d'un Danny ayant un pouvoir. Puissant intérêt à ses yeux d'écrivain : dans sa création mentale "in vivo", l'enfant n'est dès lors plus traumatisé par la faute de son père (l'incident passé et la forme d'autisme qui en a découlé) mais une sorte de "surdoué" doté de capacités surnaturelles innées. Ce qui dédouane indirectement Jack de ce qu'il pourrait se reprocher et ruminer en tant que "mauvais" père.


Déni de réalité

Quoi de mieux que l'habitacle étouffant d'une voiture dans l'immensité qui l'entoure pour souligner dans la séquence qui suit le confinement d'un foyer où les 3 membres refusent, chacun à sa façon, d'affronter la terrible vérité dont ils sont déjà prisonniers et que j’évoquerai à la fin de cette analyse. Une indication de ce que le drame prend racine bien avant l'hôtel, au coeur de cette famille qui se ment depuis longtemps à elle-même. Encore un indice que l'hôtel ne sera qu'un révélateur, jamais la cause des maux de la famille Torrance. Une différence fondamentale avec le livre de Stephen King qui rend selon moi la lecture du film bien plus passionnante et vertigineuse.


Dans cette scène emblématique des non-dits familiaux, Wendy formule à demi-mot un reproche à Jack lorsqu'il évoque crûment le sujet du cannibalisme (au cours de la fameuse expédition Donner). Danny rassure sa mère en arguant qu'il sait de quoi il retourne pour en avoir entendu parler à la télévision. Et Jack de conclure : "tu vois ? Il l'a vu à la télévision". Traduisez : Ses délires viennent de là, il s'invente des histoires. Le pendant de cet échange sera celui du témoignage de Jack après sa mésaventure de la chambre 237. Il enfoncera le clou : Danny s'est fait ça tout seul (s'agissant de ses rougeurs dans le cou), il est dans son monde, il veut attirer l'attention sur lui. Un déni de réalité que partage Danny (lorsqu'il invente et fait parler Tony) et Wendy lorsqu'elle se montre complaisante avec son mari, refusant de voir (contrairement au spectateur ulcéré) « Jack le monstre » prendre forme sous ses yeux.

Car le déni est une des raisons fondamentales de vivre du film et de ses ellipses fondatrices. Et c'est tout sauf un hasard au regard de la présente réflexion.

Repérages

La famille débarque donc au cours d'un épisode édifiant, la découverte minutieuse de tous les sites où se donnera jour la nidification de l'horreur : les cuisines, le garde-manger, le hall d'entrée, la salle Colorado, le labyrinthe, la chenillette à l'extérieur, les longs couloirs, la chambre des parents et bien entendu la Gold Room. On découvre avec effroi les futurs lieux du drame, mais l'on oublie un point capital : Jack les découvre avec nous. Tout se déroule donc exactement comme lors d'un repérage des lieux pour un futur tournage. Jack est en train d'y puiser l'encre de ce qui s'écrira bientôt sous sa plume ? C'est pourquoi le début du film mérite tout particulièrement notre attention. Car chaque élément de cette première incursion reviendra inéluctablement plus tard devant nos yeux comme un boomerang ou plus sûrement comme une balle de base ball lancée contre un mur infranchissable. Je pense aux lieux en apparence anodins, je pense aux conversations en apparence banales, je pense à une lecture en apparence quelconque alors que Jack attend sur son canapé... 

C'est d'ailleurs l'occasion de rappeler quelques éléments clés du périple initial : Wendy évoque avec humour les miettes de pain disséminées dans les couloirs dont elle pense avoir besoin pour retrouver son chemin, allusion directe au Petit Poucet qui rejaillira sous un angle différent lors de la fameuse scène finale au coeur du labyrinthe enneigé (les traces de pas)... Elle invoque peu après le mythe du vaisseau hanté (The Ghost Ship) qui prendra la forme de longs couloirs angoissants (pouvant rappeler au passage ceux d'un Titanic ressuscité sur les eaux glacées d'un océan invisible) puis celle de fantômes qui s'épaississent dans la deuxième moitié du film. Là encore, Jack est présent, écoute, observe, ces anecdotes font mouche dans sa psyché de créateur en plein travail, sur un mode très réceptif.

S'agissant des contes pour enfant, probablement issus de l'univers télévisuel de ce que son fils et sa femme dévorent à de nombreuses reprises dans le film (quelques scènes emblématiques) et à cette époque précise de leurs vies, on notera comme autres matérialisations Les 3 Petits Cochons (scène explicite de la hache contre la porte de leur salle de bains) et Le Prince crapaud dans la scène renversée du baiser de Jack à la jolie femme de la chambre 237 qui, sous l'effet de ce dernier, se transforme en vieille femme hideuse.

Il y a enfin à cette petite scénette dans laquelle Wendy apporte le petit-déjeuner à Jack sur un plateau : il y dépeint cette impression fugace d'avoir déjà vécu dans cet endroit. Un moment qui a la texture et la fadeur de la réalité (il est alité, pâteux, se nourrit). Cela peut l'avoir influencé dans l'invention de sa future conversation avec Delbert Grady (ce dernier lui dira sèchement que Jack est depuis toujours le seul gardien des lieux). Un élément qui convoque le thème de la réincarnation comme le fait du reste un écrivain lorsqu'il donne vie à ses personnages, ne faisant rien d'autre que de se glisser en eux, dans la peau de ces derniers.

A ce chapitre s'ajoute le fait que l'Overlook ait connu le faste de soirées mondaines et de ses "movie stars" (anecdote lâchée par Ullman). Tout sauf anodin dans la psychologie de Jack qui, rappelons-le, rêve du grand roman, de gloire... La photo de bal du 4 juillet 1921 pourrait en être le parfait raccourci, "faire partie, moi aussi, de ce monde".


Les créateurs sont avant tout de fins observateurs. Jack crée à partir de la matière disponible immédiatement autour de lui, à portée d’yeux et d'oreilles. Rien de moins normal jusque là. Il poursuit donc la cristallisation d'éléments en apparence anodins qui vont constituer la toile de fonds de l’histoire dont il sera le héros. 

Autre moment clé : la rencontre avec Dick Halloran, responsable des cuisines. Etrange découverte en effet que cet homme possédant comme Danny le don du Shining. Une forme de télépathie qui les lie immédiatement... Sacrée coïncidence ! Mais j'y pense, si Dick, après son introduction auprès des Torrance, est voué à devenir un personnage du roman de Jack, quel élément troublant peut avoir incité ce dernier à vouloir le dépeindre comme un homme ayant les mêmes pouvoirs que Danny ? Wendy a un véritable choc lorsque Dick appelle Danny par un surnom que seuls ses parents lui donnent d'ordinaire (Duck/Doc). Sûrement un hasard, mais Wendy est suffisamment soufflée pour s'en épancher plus tard auprès de Jack – encore une fois, le film est truffé d’ellipses, éminemment liées à son étrange découpage en 10 chapitres (je reviendrai dessus). Ayant vent de cette anecdote, Jack peut avoir un déclic. Dick aura bel et bien son rôle à jouer plus tard. Même à des milliers de kilomètres de là, grâce à ce don inventé par Jack, d'abord pour son fils, on a vu pour quelles raisons évidentes. On peut même supposer que cette rencontre ayant eu lieu autour d'une glace (Ice cream, I scream) puisse avoir imposé chez Jack l'image d'un Danny effrayé, bouche grande ouverte et semblant hurler.

Au cours de ce même épisode, Ullman évoque brièvement le spectre de l'hôtel, sous l'apparence peu amène d'un cimetière indien sur lequel il aurait été construit. Anecdote qui vient renforcer la veine de la maison hantée, du lieu maudit, dans l'esprit de Jack. Mais nous l’avons précédemment évoqué, c’est aussi la métaphore d'une culpabilité ancienne, datant d'avant l'hôtel et mettant la problématique au niveau d'une imposture, d'un acte génocidaire, d'une forme de viol (celui de la terre indienne par l'Homme blanc). Elément qui entre en résonance avec "l'état" psychique de Jack et le contenu de son roman qui par bribes viennent immortaliser la pellicule, brûler nos rétines pour mieux semer le trouble et la confusion.

Enfin, le nom Overlook (dont on ne voit jamais vraiment ce à quoi il fait effectivement référence, une vue panoramique sur la montagne très vraisemblablement) ne constitue-t-il pas la suggestion murmurée au spectateur de revoir le film à plusieurs reprises... Encore et encore (Have a look, over and over) ? Ou simplement de se placer du point de vue qui domine le récit, celui qui permet de comprendre le plus aisément ce qui se trame à l'écran. Le "Big Picture". Jack's "Overlook"

L'auteur face à son oeuvre

Il y a pour moi des moments charnières et révélateurs de ce que j'avance. J'en veux pour preuve la célèbre scène de Jack penché sur la maquette du labyrinthe. C'est bien la synthèse, une épure de l'auteur dominant ses personnages au coeur d'une oeuvre qui prend forme et face aux milliers de possibilités qui vont s'offrir à lui dans le récit en construction. C'est aussi, allez savoir, la posture du créateur qui vient de trouver, à cet instant précis, sous son regard habité, quelle sera sa scène finale, l'épilogue de son récit... Dans ce labyrinthe au coeur de l'hiver. Tout seul. Congelé.


Le labyrinthe faisant écho aux circonvolutions d'un cerveau, à sa géométrie invariable et fiévreuse à l'image des couloirs parsemés de chambres d'hôtel comme autant de connections neuronales. Les infinies possibilités offertes par la divine matière grise.

La balle et la batte

Jack est le premier personnage que l'on voit jouer avec la balle. Rappelez-vous, une cigarette se consume dans un cendrier près de la machine à écrire, lui en arrière-plan projette la balle sur le mur immense de la salle Colorado puis la regarde se perdre au loin dans un couloir interminable. S'il est en pleine réflexion, cette balle peut s'intégrer (dès lors qu'elle est perdue) dans le fil de son récit. Cet objet que je maltraite devient un authentique accessoire qui va faire avancer mon intrigue. C'est ainsi que, pour ainsi dire de nulle part, la balle reviendra guider le petit Danny jusqu'à l'effrayante chambre 237 dans la scène où l'enfant joue avec des petites voitures sur une moquette aux motifs géométriques et colorés. preuve qu'à ce moment-là, nous sommes entrés par la petite porte dans le récit de Jack.


Il est également utile de rappeler que dans la famille américaine au sens le plus traditionnel, le père joue au base-ball avec son fils. Or la batte et la balle ne donnent ici jamais l'occasion d'une telle scène emblématique de réconciliation. Elles sont toujours dissociées. Cela renforce naturellement la culpabilité et le malaise de Jack sur son rôle de père absent au fil des jours et de son travail.

For ever and ever and ever

Les 2 soeurs ont cette phrase lorsqu'elles s'adressent à Danny au cours d’une rencontre inopinée dans un couloir de l'hôtel. Mais c'est, rappelez-vous, une phrase que prononce également Jack dans la pénombre de sa chambre : il confie alors à Danny son désir de vouloir rester dans l'hôtel. Il peut l’avoir gardé dans son récit, l’avoir mise dans la bouche des 2 soeurs, pour ce qui ressemble à une incitation subliminale laissant entrevoir sa volonté - par essence contrariée - de rester "for ever and ever and ever" dans cet endroit qui l'inspire, pour achever son livre…. Façon de brouiller les pistes en intégrant son désir conscient dans l'inconscient hanté de son récit horrifique.

Ce moment d'intimité est par ailleurs singulier dans la façon qu'a Jack d'enlacer son fils. Pour dire le fonds de ma pensée, je me suis toujours demandé pourquoi le thème de la sexualité était à ce point absent du film, et voilà curieusement l'une des scènes - avec celle de la chambre 237 - dans lesquelles elle me semble affleurer le plus. Sans aller jusqu'à inculper Jack d'avoir des pensées coupables, ces caresses paternelles m'ont toujours mis mal à l'aise. Je reviendrai sur ce point capital pour une meilleure compréhension du film.


All Work...

Autre point clé dans l’architecture du film : des plans lents et équivoques semblent démontrer que Jack est habité lorsqu'il écrit, qu'il développe une histoire. Le rythme de ses doigts sur le clavier est irrégulier et ça carbure. Des détails en attestent : le feu immense dans la cheminée, la cigarette qui brûle sur le cendrier près de la machine à écrire - on ne le voit curieusement jamais fumer, encore une ellipse frappante. Cette image de combustible qui se consume renvoie à cette idée de travail, de la création à l'oeuvre.

Lorsque Wendy revient de la cuisine où elle vient d'apprendre à la télévision que la tempête menace, Jack est alors affairé, une sorte de grimoire posé à côté de la machine à écrire contenant des articles de presse découpés. Vue la taille et l'apparence du livre, facile d'imaginer qu'il ait pu le trouver dans cet hôtel. C'est selon moi l'indice que Jack écrit vraiment et que le sujet de son histoire a bien quelque chose à voir avec l'hôtel et sa propre famille. C'est là-dedans qu'il tire des informations précises et précieuses sur le déroulement de soirées fastes dans les années 20 - auxquelles il donnera corps plus tard - et sur l'identité d'un certain barman nommé Lloyd. Qui sait ?

... and no play make Jack a dull boy

La notion de jeu évoquée par le "All work and no play make Jack a dull boy" renvoie au ressenti de Jack, à la perception que sa femme comme son fils ne comprennent pas l'enjeu (trop abstrait à leurs yeux) de ce qu'il est en train de produire. Or la création c'est une souffrance, un vrai travail, jamais un jeu... De quoi renforcer son sentiment de solitude et de frustration. D'où l'idée qui naîtra d'apparaître dans son roman comme un pseudo romancier infoutu d'écrire autre chose qu'une même ligne courant sur des centaines de pages. L’imposture suprême pour traduire un sentiment de culpabilité exacerbé.

L'agression de Danny, scène rêvée ?

Jack dort, et rêve, à de nombreuses reprises. Revoir Shining après avoir vu Eyes Wide Shut (1998) m'a d'ailleurs ouvert les yeux. Les 2 films ne m'ont jamais paru aussi semblables. Ce dernier repose sur la sexualité d'un couple en danger et les fantasmes qui au choix peuvent l'éteindre à jamais ou en ranimer subtilement la flamme. Le premier s'épanouit davantage sur un terreau horrifique, mais il évoque une même cellule familiale où l'absence affichée de sexualité au sein du couple en fait paradoxalement un thème omniprésent, sous-jacent. Dans chacun des 2 films, les coutures invisibles d'un patchwork de réel et d'imaginaire, font le sel de leurs mystères respectifs. C'est encore plus frappant dans Shining à la lumière du second.


Ainsi, juste avant le réveil cauchemardesque de Jack, Danny pénètre dans la chambre 237. Alors, quoi, Jack a t-il rêvé cette scène ? Une agression contre son fils qui ne se matérialise qu'a posteriori, lorsque l'enfant marqué au niveau du cou (le cou n'est-il pas le prolongement de l'épaule, partie du corps de Danny qui fut mise à mal par son père dans le passé ?) avance d'un pas hésitant vers ses parents dans la salle Colorado. Catharsis renvoyant à un souvenir douloureux et difficile à accepter pour les 3 en une scène terrible. Possible si l'on se fie à l'ineffable expression d'incompréhension qu'arbore Jack lorsque sa femme, entraînant Danny au loin, le fusille du regard. Et une première question surgit : qu'est-ce que signifierait "entraîner au loin son fils" pour une mère responsable dans la réalité ?

Peut-être Jack-il alors hanté par le traumatisme (agression physique sur son fils) qui lui revient en pleine figure comme un boomerang ou par la certitude que Wendy vient de prendre la décision de l'abandonner dans cet hôtel, tout seul et de repartir avec son fils sur le champ. Ce qui sera arrivé dans ma compréhension du film.


C'est donc pour moi le vrai moment de bascule pour le destin des 3 personnages et celui clé pour le roman de Jack qui va dès lors prendre une place prépondérante à l'écran.

Lloyd et le Bourbon

Dans la chronologie telle qu'elle nous est rapportée, Jack rencontre ensuite un esprit maléfique du lieu et pactise avec le diable : "I'd give my soul for a glass of beer" s'exclame-t-il avant que le barman Lloyd ne lui verse un bourbon, ce que Jack désigne immédiatement comme le "White man's burdon", entre les lignes son encombrant et inextinguible fléau intime...

Car Lloyd est l'évidente mauvaise conscience de Jack (son rapport tourmenté à l'alcool qui refait surface) personnifiée pour les besoins de son histoire d'hôtel hanté. Et l'on comprend que Jack vient de franchir la ligne rouge.


Il a dès lors repris la boisson qui achève de le désinhiber. C'est pourquoi la rage de Jack va pouvoir s'exprimer totalement, dans la réalité de sa solitude (sa femme et son fils sont bel et bien partis suite à l'incident traumatique subi par Dany) et au coeur de sa fiction dans laquelle il se transfigure en grand méchant loup déchaîné.

J'aime cette idée, que Jack, après le départ impromptu de Wendy et Danny, reste seul, s'enfonce dans son roman qui prend de plus en plus d'espace à l'écran, puisqu'il en est devenu le personnage principal, roman qui se construit sous les effets puissants de sa rechute en apothéose, en déflagration cosmique à la hauteur de l'intensité et de la durée du sevrage qui fut le sien en matière d’alcool.

Delbert Grady

Lorsque Jack rencontre Grady, ce dernier n'a étrangement plus le prénom qu'Ullman avait évoqué au début du film (Charles). Est-ce parce qu'il sera devenu entretemps un personnage créé par Jack, le fruit de son imagination, une reconstitution toute personnelle ? J'aime à le penser. Grady s'appelle désormais Delbert et précise à Jack qu'il est le seul gardien de l'hôtel, qu'il l'a toujours été... Ce qui est la stricte vérité si nous acceptons le principe d'être désormais dans l'oeuvre d'un Jack plus très clair, qui finit par se prendre au jeu de ce qu'il est en train de créer. Il est effectivement le gardien de ses rêves, de son oeuvre. Depuis l'origine. Puisqu'elle est sienne. Rien de plus logique.

237

S'agissant de l'expérience, comme rêvée, de Jack dans la fameuse chambre, il y est beaucoup question de sexualité ou plutôt d'absence de sexualité qui, on l’a évoqué, est patente dans le couple Jack/Wendy. Non seulement Jack ne désire plus sa femme mais peut-être projette-t-il dans cette femme rencontrée l'image contrariante et castratrice de sa propre mère. Cette femme alléchante devenue vieille et repoussante en est une figure tutélaire et fatidique : sa mère, même morte, vient se rappeler au souvenir de son fils au moment précis du baiser, de l'invitation à l'abandon. Il y a en creux l'idée d'un interdit, d'un acte incestueux, comme celui que Jack se remémore avoir commis à l'endroit de son fils dans un passé proche.

Le numéro de la chambre n'est d'ailleurs pas anodin puisqu'il n'est pas celui du livre. Two Three Seven qui sonnent phonétiquement comme un To Freeze Heaven qui contient cette idée de geler littéralement (ce qui arrive à Jack dans le labyrinthe) ou de figer un moment qui aurait des airs de paradis (comme sur la photo du Ball Room), 2 idées qui affleurent étrangement lors du dénouement.


L'ouverture de la porte du garde-manger

Jack se réveille dans une pièce où pour la première fois il est obligé de se nourrir tout seul - des boîtes de conserve et sachets de nourriture sont ouverts à ses côtés. Rappelez-vous ces repas mitonnés par Wendy au début du film ? Un signe de plus que Wendy et Danny ne sont déjà plus dans les murs.

L'histoire de cette porte est d'ailleurs l'un des éléments qui a rendu fous les plus rationnels d'entre nous. Beaucoup y ont vu la preuve que le surnaturel prenait le dessus sur la lecture psychologique du film. Comment une porte peut-elle s'ouvrir par la seule volonté d'un fantôme ? Or c'est pour moi la démonstration de ce que nous sommes désormais bel et bien dans ce que Jack écrit. Wendy n'a jamais eu à le frapper au visage, encore moins à le traîner jusqu'aux cuisines. Elle est juste partie sans prévenir, comme ça arrive des millions de fois après l'incident ou le malentendu de trop. Jack est désormais tenu de s'alimenter tout seul et s'assoupit dans le garde-manger où il va élaborer la suite de son histoire, ivre d'alcool, de douleur et de solitude qu'il est. Le réveil après la cuite lui donnant peut-être l'idée de cette batte en plein visage qui ne va plus tarder... Littéralement, une "Gueule de bois".

Encore une fois, son roman doit avancer et agir comme un placebo, le dédouanant autant que possible de sa faiblesse en matière de sobriété (il a re-craqué comme une m...) et de son sentiment de culpabilité à l'égard de son fils. Et si dans son livre, l'hôtel est définitivement hanté (la porte s'ouvre par magie), si Jack est sous l'influence d'esprits malfaisants, il n'est alors plus complètement responsable de ses actes, CQFD. Idéal pour apaiser une conscience torturée.

Son côté enfantin, irresponsable pour le dire autrement, est d’ailleurs frappant dans cette scène, renforçant l’idée d’une irruption maternelle sous les traits de la femme dans la chambre 237. Il est un garçon influençable, sous la coupe des idées qui l'assaillent désormais puissamment. Comme une autorité qui lui fixe ses limites et sa feuille de route. Je crois que c'est précisément la clé pour comprendre que nous sommes bien dans le récit de Jack et plus du tout dans le réel. Quand ses repères immédiats ont volé en éclats, qu'il se retrouve seul, son personnage retombe en enfance, à la merci des fantômes de l'hôtel, de ses pulsions coupables (l'alcool). Jusqu'à l'image cathartique par excellence : on dit qu'un enfant doit marcher dans les pas de son père lorsque ce dernier est un père assumé, responsable. Or c'est justement le contraire qui se produira sur le final dans le labyrinthe. Un père marchant maladroitement dans les pas de son fils.

Dick is back

Dans la chambre de Dick, j'avais noté cette atmosphère bizarre, pas vraiment réelle... Ces affiches de Blaxploitation au dessus du lit, de la télévision, tout résonne étrangement. Trop de symétrie. Comme dans une rêverie.

Autre fait étrange. Lors de son assassinat par Jack un peu plus tard, le Shining de Dick ne lui est curieusement d'aucun secours... Pour voler au secours de Wendy et Danny bien sûr, mais pour voir approcher sa mort pas un instant... Peut-on en déduire que la scène de crime se sera vraiment produite dans la réalité d'un Jack esseulé, rendu fou de rage ? Je n'irai pas aussi loin mais dans la lecture d'une Wendy partie avec son fils avec l'aide précieuse ou la complicité de Dick Halloran, Jack dans son roman a tout intérêt à faire revenir ledit odieux personnage à ses yeux our lui régler son compte. Une vengeance à peine voilée, sorte de défouloir inconscient de l'auteur qui rend responsable Dick Halloran du départ des siens.

Le traumatisme originel

Après la mort de ce dernier, une poursuite infernale s'enclenche et Wendy se met à voir des fantômes partout. Signe pour beaucoup que le lieu est effectivement hanté. Elle tombe notamment nez-à-nez avec un homme se faisant faire une fellation par un autre homme dissimulé dans un costume de nounours - éclatant symbole s'il en fut de l'enfance.


Et me revient brutalement à l'esprit le thème si refoulé de la sexualité, le fameux Tony qui vit "dans la bouche" de Danny, son évanouissement alors qu'il se brosse les dents (une brosse à dents dans une bouche convoquerait chez l'enfant une image traumatisante du passé ??). Et que dire de cette batte (symbole phallique) qui vient punir Jack par là où il aurait péché lorsque Wendy le frappe au visage ? Sans revenir sur ce que le prénom d'Halloran (Dick) ou la scène de l'Ice cream qui sont dans cette nouvelle approche porteuses de sens.


L'histoire et ses sous-textes psychanalytiques prennent ainsi une conformation nouvelle. Dès l'origine, Danny a pu être victime d'une tentative d'abus sexuel de la part de son père, dont il aura tiré Tony, ce personnage imaginaire, comme rempart face à la figure menaçante du père, contre la réalité. Wendy aura brillamment refoulé cet épisode, il faut pour s'en convaincre revoir la scène où elle échange avec l'infirmière circonspecte au début du film ou la scène d'évocation de l'expédition Donner dans la voiture.. Tout traduit chez elle un refus d’affronter l’invraisemblable vérité. D'ailleurs, symboliquement, lorsque Jack rêve du double meurtre et que Danny va bientôt apparaître marqué au niveau du cou, Wendy se trouve alors hors de portée, dans les sous-sols et s'occupe de la chaudière. Très évocateur de ce qui a pu arriver dans le passé, de sa capacité à faire l'autruche face à l'impensable ! Elle s'est tout ce temps évertuée à sauver son foyer, beaucoup de gestes trahissant son malaise : elle fume énormément, s'abrutit devant la télévision, apporte des petits plats à son mari... Cette nouvelle approche justifie également l'absence totale de sexualité dans le couple si ce n'est cette unique vision (scène avec la femme de la chambre 237) effrayante du sujet. Comme si en réalité, le vrai sujet du film avait toujours été la sexualité de Jack. La fin dans la glace évoquant dès lors l'extinction d'un feu sexualisé, d'un désir déviant, mal contrôlé...


Jack, conscient du danger réel qu'il représente pour son fils, se dépeint dans sa fiction en méchant loup, en menace ultime pour les siens, et plus particulièrement pour les enfants (symboliquement les petits cochons). Mais il est un piètre loup, plutôt à plaindre, pitoyable, boitillant, échouant à chaque nouvelle tentative. Une rédemption revendiquée, réclamée à cor et à cri par l'auteur qu'il est. C'est pourquoi, dans son histoire, Jack leur laissera la vie sauve, permettra à son fils "de tuer le père", de se libérer d'une malédiction. Lui et sa mère pourront s'échapper.

C'est bien ainsi que Shining tient la route, parce que Jack l'écrit comme une thérapie de choc sur sa propre personne. Il est lucide sur lui-même et gagne au passage sa place aux côtés de ses illustres modèles ayant fréquenté l’hôtel à sa belle époque. La photo de fin évoque cette consécration. Pas celle d'avoir massacré sa famille (ça ne tient d'ailleurs pas la route... S'il a échoué à tuer femme et enfant, pourquoi gagnerait-il le droit de figurer aux côtés de son prédécesseur, des fantômes de l’hôtel ?) mais celle d'avoir immortalisé les lieux dans un roman qui fera date. La photographie ultime d'un auteur qui aura laissé une trace dans l'Histoire, entre les murs de L'Overlook. Puisqu'il y est mort après avoir accompli son oeuvre. Pas criminelle, mais littéraire.


Les 10 chapitres qui structurent le film peuvent en cela évoquer les chapitres d'un livre. De même le fait que Jack ou Danny soient aussi les prénoms des acteurs (Jack Nicholson et Danny Lloyd) m'incline à penser que Stanley Kubrick l'a justement voulu pour gommer les frontières ténues ou créer des passerelles entre réalité et fiction. Pour mieux faire passer le message. Où est le film ? où est le roman ? Où est la réalité ? Où se cache la fiction ? J'invite également à réécouter la Symphonie Fantastique de Berlioz (très présente dans le film) dont le cinquième mouvement, Songe d'une nuit de Sabbat, est précisément la vision ultime de l'homme au supplice de sa fin dernière. ou de l'artiste avant son réveil...

Mais vous savez quel est le plan qui me manquera éternellement dans Shining, et qui n'a probablement jamais été tourné ? C'est ce travelling tout en douceur, guidé par une steadycam apaisée, sereine, dans la salle Colorado, et qui achèverait son mouvement sur la machine à écrire à côté de laquelle on découvrirait, par un mouvement latéral d'une grâce infinie, un manuscrit épais sur la première page duquel apparaîtrait le titre Shining et juste en-dessous le nom de l'auteur : Jack Torrance avec en exergue une accroche assassine "La première véritable autofiction mondiale". Derrière, le feu vivrait ses derniers instants dans l'immense cheminée au coeur d'un hôtel au fond tout ce qu'il y avait de moins hanté.


Et pour reprendre les termes de Jack en apprenant le terrible fait divers de la bouche d'Ullman : "This is quite a story". Dont acte..

10 commentaires:

  1. Super analyse!
    Merci

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  2. Superbe analyse !! Qui répond à toutes les questions et qui m'a donné envie de revoir Shining alors que je l'ai déjà vu une cinquantaine de fois ! ^^ Bravo et merci =)

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  3. Cool. Oui c'est plus marrant de le revoir en imaginant ce que Jack aurait écrire :)

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  4. C'est sûr ! ^^ Même ça je l'avais pas compris jusqu'à maintenant, ça me rend d'autant + curieux, et par contre j'ai été heureux de savoir que je me trompais pas au sujet de la photo à la fin, il a échoué mais pour toute cette folie et ce spectacle il a tout de même mérité de faire partie de ces "fantômes", c'était dans le même esprit quoi =)

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  5. Carrément. Et La photo c'est aussi plus prosaïquement l'image qui lui vient en tête lorsque le patron de l'hôtel au tout début lui raconte les fastueuses soirées de l'hôtel avec les grands de ce monde et que lui écrivain raté se rêve déjà faisant partie du tableau lorsqu'il aura accouché de son grand roman :)

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  6. Critique géniale, je n'en ai jamais lu d'aussi bonne.
    Je l'ai lue avec passion.
    MERCI.

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    1. Merci à vous de l'avoir lue. Mon plaisir à moi, c'est qu'elle soit lue :)

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