jeudi 19 mai 2011

Tenebre. Dario Argento. Giallo des Gialli

Considéré par la critique et le maître (ses propres mots) comme le "giallo des gialli", Tenebre constitue en 1982 le retour de Dario Argento au genre qui l’a rendu célèbre. C’est aussi, tristement pour ses nombreux fans, son dernier chef-d'oeuvre.


L'appellation "Chef-d'oeuvre" se doit néanmoins d'être contrôlée, redéfinie. Un bien grand mot lorsqu'on revoit le film qui contient d'évidentes failles (je pense notamment à la faiblesse de l'interprétation) mais ce qu'il renferme, ce sont, au coeur de l'imperfection, les pépites fulgurantes qui surgissent par instants et laisseront comme des images lancinantes, immortelles, des marques indélébiles dans l'âme, même des années lumière après. Des bouts de pellicule d'éternité sur lesquels je vais revenir.

My own private giallo

Tenebre se réclame du Giallo, qui tient son nom de ces romans de gare italiens à la couverture jaune et dans lesquels la recherche de l'identité du meurtrier constitue le moteur de l'intrigue. Mais Tenebre ne se contente pas de s'inscrire dans une lignée, il remonte à sa source, exhalant tout au long du film une petite odeur âcre de mélancolie. Le premier plan est d'ailleurs celui d'un roman qui finit cyniquement au feu pour se consumer, se déformer, grimaçant, sur les premiers accords des 2 fondateurs de Goblin, associés à Dario Argento sur la musique originale d'un grand nombre de ses films.



Le genre se transcende d'entrée par une image irradiante, noyée de lumière, prenant racine dans la vie diurne quand le genre s'attachait traditionnellement à mettre en scène la noirceur de ses meurtres en pleine nuit. C'est ensuite à mi-parcours que le film de Dario Argento poursuit son travail de sape et de rénovation lorsqu'il bascule dans un genre plus connu du cinéma américain, le Slasher. Il faut pour s'en convaincre revoir cette scène mémorable de révélation de l'identité du meurtrier à la hache dans un plan qui en rappelle d'autres, si célèbres : Vendredi 13 (Sean S. Cunningham, 1980) pour n'en citer qu'un.


Mais Tenebre se régénère et devient vertigineux lorsque le meurtrier, démasqué, est subitement assassiné puis remplacé par un nouveau tueur, à l'identité tout aussi énigmatique jusqu'à une révélation finale ahurissante.



Alors que les crimes ont repris, le héros se fend alors de l'une des plus belles phrases du cinéma policier : "Lorsque l'impossible a été supprimé du champ des possibles, ne reste alors que l'improbable, c'est de cet improbable que jaillira la vérité". Sans rien dévoiler de l'histoire, il y a derrière tout cela l'idée puissante d'une oeuvre qui échappe à son auteur, qui le dépasse - une idée qui sera reprise dans le génial Lunar Park (Bret Easton Ellis).


Car l'histoire de Tenebre, c'est d'abord celle d'un écrivain américain de romans d'horreur qui se rend à Rome pour y lancer son dernier opus. Il se glisse malgré lui dans la peau de l’enquêteur afin de démasquer un tueur en série reproduisant méthodiquement le rituel des meurtres décrits dans son roman. Une idée savoureuse que ce dernier devienne la bible et le terrain de jeu d'un criminel en chair et en os.


Tenebre comme la plupart des autres films du maître, est pour beaucoup dans la passion que j'entretiens depuis longtemps avec le cinéma. Avec le recul, sûrement parce qu'il est justement imparfait, suscitant dès lors un véritable esprit critique. il n'en contient pas moins des instants qui dans ma mémoire ont gardé la même vigueur. En voici quelques exemples, qui en font tout le prix :

La séquence de rêve et les talons-aiguille rouges


Durant tout le film, dense est le mystère qui entoure une réminiscence lointaine, accompagnée d'une petite musique entêtante et malsaine. Clairement le souvenir accablant l'un des personnage du film, mais lequel ? On pense d'abord à la pensée parasite du tueur en série jusqu'à ce que ce dernier meure et que les irruptions de flashbacks reprennent à l'écran... Puissante ritournelle que celle de réaliser qu’un rêve semble s'être perdu en chemin, égaré par son propriétaire, comme le soulier de cendrillon. Avec cette question nouvelle : Mais qui en est donc le dépositaire ?

J’ai toujours pensé qu'il y avait par ailleurs, derrière cette épatante rengaine, un hommage tangible au fantastique El (Luis Bunuel, 1953) et son fétichisme centré sur des pieds de femme.


Le travelling inhumain

Techniquement, il faut voir et revoir ce travelling, moment d'apesanteur dans la nuit romaine autour d'une maison d'architecte, bâtisse sculpturale, irréelle. Ne serait-ce que pour ce moment d'anthologie, Tenebre est un chef-d'oeuvre. Le réalisme y importe peu, c'est l'opéra composé, mêlant prouesse visuelle et musique de circonstances, qui achève d'en faire un inoubliable instant.


De la fresque murale à la sculpture vivante

Cette folle scène de peinture murale qu'une femme réalise à la force du "poignet" m'évoque toujours ces formes d'art post-moderne dans lesquelles des artistes défèquent et vomissent de la peinture sur d'immenses toiles blanches. Contrairement aux apparences (une scène sanglante de plus), cette séquence contient une vraie réflexion sur la question de savoir où commence et où finit l'Art, sur les raisons (vraiment fondées) d’une certaine critique de dénigrer ouvertement le cinéma gore, sur les critères et grilles de lecture qui président à leurs diagnostics. Dario Argento, avec cette idée moins gratuite qu'il n'y paraît, fait habilement passer un message à tous ces prétendus "faiseurs d'art" qui l'ont longtemps catalogué, dévalorisé : Oui, Messieurs, le Gore peut être un art, pour peu qu’il y ait un architecte de génie derrière le décor.


Un peu plus tard, le meurtrier meurt accidentellement, empalé par une sculpture métallique à la forme un peu abstraite, devenant ainsi partie intégrante de l'oeuvre qui se met à cracher du sang. Autre idée brillante. Brian De Palma qui n'a jamais caché sa folle admiration pour le travail de Dario Argento rend d'ailleurs hommage à cette fin en apothéose dans L'esprit de Caïn (1992).


En décidant que le meurtrier de la première partie du film sera un journaliste ou plutôt un critique littéraire, Dario Argento met encore dans le mille. C'est au coeur la problématique intacte d'une profession qui l'a trop longtemps sous-estimé et avec laquelle il solde ainsi ses comptes.


Travail de mémoire




Comme c'était le cas dans L'Oiseau au plumage de cristal (1970), Les frissons de l'angoisse (1975) puis Suspiria (1977), une petite scène anodine expose le douloureux travail de mémoire d'un personnage secondaire pour revivre une scène-clé, lui permettant de redécouvrir des détails importants dans la résolution de l'enquête. Voilà une signature éminemment « Argentesque » dans la façon de revenir sur une séquence, trouver de nouveaux angles, faire émerger une voix, un son inédit, une tension différente.

Un moment qui, naturellement, rappelle Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966) et Blow Out (Brian De Palma, 1981), l'un se fondait sur le travail de recherche au sein d'un souvenir visuel (une photo), l'autre d'un souvenir sonore (un enregistrement).



La force de Tenebre ne réside pas tant dans la preuve établie qu’il révolutionne un sous-genre, qu’il consacre un Dario Argento irréductible auteur, insatiable visionnaire. Elle se niche dans la modernité fracassante de son propos : une réflexion sur les oeuvres et la façon qu'elles ont de pétrir, de modeler, de transformer nos vies.

J’ai comme beaucoup d’inconditionnels longtemps craint que Dario Argento ne finisse aux oubliettes du 7e art en raison de ses effets de manche sanguinolents, de ses outrances visuelles qui ont pu égarer nombre de spectateurs et cinéphiles. Alors qu’au risque de me répéter, son cinéma n’est jamais là où on l’attend. Il faut creuser très profond pour qui voudra en extraire, en recueillir la substantifique moelle.

C’est pourquoi je me réjouis lorsque qu’un film comme Amer (Hélène Cattet, Bruno Forzani, 2009) lui rend un vibrant hommage.


Un cinéma qui dès lors qu'il a croisé nos rétines ne nous quitte plus. je l'ai toujours su. Comme 4 mouches de velours gris (1971) imprimées à jamais dans l'iris d'un oeil sans vie.