jeudi 7 avril 2011

The Shining. Stanley Kubrick. Première autofiction mondiale.



Je me suis toujours senti réincarné devant des films d'épouvante, fantastiques, d'anticipation,  horrifiques... Jusqu'à me poser la question gênante à l'adolescence de savoir si tout cela faisait de moi quelqu'un de normal, d'interroger le sens de cette supposée normalité.

Mais fort heureusement, de ce goût immodéré pour des films trop souvent déconsidérés je connais désormais les raisons profondes. C'est limpide, ils m'ont donné tout à la fois, chacun à sa façon, de l'espoir, une matière première immense pour élaborer des débuts de réponses à ces énigmes terrifiantes que constituaient mes peurs abruptes, primales (la mort, les drames imprévisibles de l'existence, les choses de la vie en somme...). Je suis convaincu que se confronter fictivement au pire vous y prépare, forcément. Avec le recul, ces films constituèrent ma petite religion à moi, mon catéchisme "maison", la boussole qui me permit d'avancer sans illusion mais sans peur aucune. Des genres sous-estimés à tort car les berceaux d'une ingéniosité qui s'y est de tous temps régénérée sur le mode majeur avec dans ses moments de grâce, une subversion libératrice, inédite, rafraîchissante. Un authentique laboratoire d'idées révolutionnaires qu'elles aient été amenées à servir un enjeu de mise en scène ou de narration.

Shining qui se réclame justement d'un genre très codifié, le film d'horreur, m'a marqué de façon indélébile. Je ne reviendrai pas sur l'évidence des saillies furieuses, morceaux d'anthologie dont il est parsemé par le truchement d'une mise en scène grandiose, d'un travail titanesque pour rendre l'image glacée, diaphane, de comédiens transcendés. Je n'ai en revanche jamais compris pourquoi il avait suscité tant d'incompréhension quant à son interprétation et son sens profond. Alors que c'est précisément le scénario, ses étranges ellipses et ses multiples niveaux de réalité qui m'ont toujours semblé être au coeur de la magie du film.

Revenons donc au commencement. Shining est une oeuvre littéraire de Stephen King qui a ceci de particulier qu’elle transpire l’autofiction car elle met en scène un écrivain s'installant en famille dans un hôtel déserté, avec l'espoir d'y puiser l'inspiration pour écrire son prochain roman... Un hôtel, l’Overlook, qui avant d'être un lieu hanté est déjà, en soi, une possible, une gigantesque source d'inspiration pour tout créateur en quête d'idées nourricières. Et ce n’est sûrement pas un hasard si Stanley Kubrick prend des libertés par rapport au roman en se focalisant sur le personnage de Jack Torrance. Car dans le film c'est bien la solitude d'un processus créatif qui est auscultée, disséquée, tous les sous-textes existentiels devenant dès lors facilement déchiffrables. Il me parle avant toute chose de l'isolement du créateur et de ses révélations intimes, caverneuses, et par voie de conséquence, des effets secondaires sur les personnes bien vivantes qui partagent sa vie. Ce qui provoquera l'explosion d'une cellule familiale. Littéralement, littérairement aussi. Nous verrons pourquoi.

La scène clé de Wendy découvrant l'énorme mensonge de son mari sur ce qu'il écrit, une ligne se répétant à l'infini, comme un écho, est à cet égard l'aveu d'une culpabilité "démentielle", la révélation d'un sentiment d'imposture gigantesque. Le genre de souffrance que recelait par exemple l'histoire incroyable mais vraie de Jean-Claude Romand, au cours de laquelle les chimères d'un homme croulant sous le poids de mensonges accumulés au fil des ans, finiront par se révéler meurtrières. Mais dans le cas de Romand (un nom prédestiné), la fiction ne peut agir comme exutoire. Sauf a posteriori sous la plume acérée d’Emmanuel Carrère dans L’Adversaire.


En commençant cette réflexion, j'ai à l'esprit l'assertion communément acceptée qu'un écrivain au travail finit toujours par le faire "sous la dictée" de ses personnages, vient à être comme agi par des forces qui le dépassent, à l'instar de l'alcoolique accroc à une drogue par essence plus forte que lui... N'est-ce d'ailleurs pas ce qui visiblement arrive à notre Jack Torrance dans cet hôtel qui finira par le prendre de vitesse, comme son envie d'alcool, par le posséder jusqu'à lui dicter LA conduite à tenir ?

Fort de ces intuitions, je vais maintenant pouvoir revenir sur différentes scènes du film, pour y souligner chaque petit détail qui abonde dans le sens d'une véritable autofiction de Jack à travers ce roman qu'il aura vraiment écrit, trouvant sous cet angle le moyen d'expier ses fautes passées (nous verrons lesquelles), d'achever un processus libérateur qui le mènera vers une prise de conscience, une culpabilité assumée, une mort accomplie, dans les limbes géométriques d'un authentique labyrinthe.

C'est, on verra comment et pourquoi, la lecture du film qui rend sa compréhension la plus simple, la plus cohérente. Rien de surnaturel au fond si ce n'est dans l'esprit fécond de Jack.

Le ver est dans le fruit

Les éléments qui nous sont d'emblée livrés au sujet de cette petite famille sont sans équivoque. Jack est un père de famille qui ne roule pas sur l'or (le décor de l'appartement est là pour en attester), se cherche professionnellement (il aimerait éclore au grand jour comme écrivain) et traîne visiblement une double culpabilité liée à l'abus d'alcool (dont il est provisoirement revenu) et à la mal-traitance qu'il aurait fait subir à son fils Danny (anecdote fournie dès le début au sujet de l'épaule démise par sa faute dans un accès de fureur). Ce dernier n'est du coup pas un enfant comme les autres. Traumatisé depuis cette époque, il en porte manifestement les stigmates, ayant donné vie à un ami imaginaire (Tony). Cette information nous est livrée par sa mère Wendy lorsqu'elle se confie à l'infirmière psychologue qui vient d'ausculter Danny après un évanouissement. Des détails déjà frappent l'imagination. L'enfant a peur de se confronter à ce grand hôtel qu'il redoute. Derrière l'hôtel, il y a évidemment le projet et la volonté de son père, parti seul, en éclaireur. C'est donc Jack que Danny redoute surtout derrière les apparences. Wendy fume beaucoup et donne le sentiment d'être une femme dépressive, oisive, fuyant la réalité face aux mises en garde pourtant explicites de son fils, gardant le regard rivé sur l’écran de télévision - quel plus bel échappatoire face à ses responsabilités de mère ? Tel est le contexte lorsque la petite famille, déjà dissolue, va élire domicile à l'Overlook Hôtel.


It's quite a story

Tout commence après l'arrivée de Jack par le discours limpide d'Ullman, le directeur de l'établissement, évoquant la solitude et les difficultés liées à la vie dans ce lieu. Jack confirme que c'est précisément ce qu'il recherche pour achever son prochain livre. Lorsque l'histoire atroce du triple homicide de 1970 est enfin abordée, le premier mot de Jack est "It's quite a story". Un évident double sens. Son regard soudain figé est celui d'un créateur qui tient peut-être un début d'histoire. "Une sacrée histoire !" dans le texte. L'instant d'après, son fils a une première vision du sang torrentiel et des 2 soeurs jumelles. Détail intéressant dans la narration. La découverte par Jack de ce fait divers précède chronologiquement la vision de Danny. Un premier lien est subrepticement établi entre le meurtre d'enfants par leur père dans cet hôtel et la culpabilité latente de Jack vis-à-vis de son fils.


Dans son imagination, Jack vient ainsi de donner vie au personnage d'un Danny ayant un pouvoir. Puissant intérêt à ses yeux d'écrivain : dans sa création mentale "in vivo", l'enfant n'est dès lors plus traumatisé par la faute de son père (l'incident passé et la forme d'autisme qui en a découlé) mais une sorte de "surdoué" doté de capacités surnaturelles innées. Ce qui dédouane indirectement Jack de ce qu'il pourrait se reprocher et ruminer en tant que "mauvais" père.


Déni de réalité

Quoi de mieux que l'habitacle étouffant d'une voiture dans l'immensité qui l'entoure pour souligner dans la séquence qui suit le confinement d'un foyer où les 3 membres refusent, chacun à sa façon, d'affronter la terrible vérité dont ils sont déjà prisonniers et que j’évoquerai à la fin de cette analyse. Une indication de ce que le drame prend racine bien avant l'hôtel, au coeur de cette famille qui se ment depuis longtemps à elle-même. Encore un indice que l'hôtel ne sera qu'un révélateur, jamais la cause des maux de la famille Torrance. Une différence fondamentale avec le livre de Stephen King qui rend selon moi la lecture du film bien plus passionnante et vertigineuse.


Dans cette scène emblématique des non-dits familiaux, Wendy formule à demi-mot un reproche à Jack lorsqu'il évoque crûment le sujet du cannibalisme (au cours de la fameuse expédition Donner). Danny rassure sa mère en arguant qu'il sait de quoi il retourne pour en avoir entendu parler à la télévision. Et Jack de conclure : "tu vois ? Il l'a vu à la télévision". Traduisez : Ses délires viennent de là, il s'invente des histoires. Le pendant de cet échange sera celui du témoignage de Jack après sa mésaventure de la chambre 237. Il enfoncera le clou : Danny s'est fait ça tout seul (s'agissant de ses rougeurs dans le cou), il est dans son monde, il veut attirer l'attention sur lui. Un déni de réalité que partage Danny (lorsqu'il invente et fait parler Tony) et Wendy lorsqu'elle se montre complaisante avec son mari, refusant de voir (contrairement au spectateur ulcéré) « Jack le monstre » prendre forme sous ses yeux.

Car le déni est une des raisons fondamentales de vivre du film et de ses ellipses fondatrices. Et c'est tout sauf un hasard au regard de la présente réflexion.

Repérages

La famille débarque donc au cours d'un épisode édifiant, la découverte minutieuse de tous les sites où se donnera jour la nidification de l'horreur : les cuisines, le garde-manger, le hall d'entrée, la salle Colorado, le labyrinthe, la chenillette à l'extérieur, les longs couloirs, la chambre des parents et bien entendu la Gold Room. On découvre avec effroi les futurs lieux du drame, mais l'on oublie un point capital : Jack les découvre avec nous. Tout se déroule donc exactement comme lors d'un repérage des lieux pour un futur tournage. Jack est en train d'y puiser l'encre de ce qui s'écrira bientôt sous sa plume ? C'est pourquoi le début du film mérite tout particulièrement notre attention. Car chaque élément de cette première incursion reviendra inéluctablement plus tard devant nos yeux comme un boomerang ou plus sûrement comme une balle de base ball lancée contre un mur infranchissable. Je pense aux lieux en apparence anodins, je pense aux conversations en apparence banales, je pense à une lecture en apparence quelconque alors que Jack attend sur son canapé... 

C'est d'ailleurs l'occasion de rappeler quelques éléments clés du périple initial : Wendy évoque avec humour les miettes de pain disséminées dans les couloirs dont elle pense avoir besoin pour retrouver son chemin, allusion directe au Petit Poucet qui rejaillira sous un angle différent lors de la fameuse scène finale au coeur du labyrinthe enneigé (les traces de pas)... Elle invoque peu après le mythe du vaisseau hanté (The Ghost Ship) qui prendra la forme de longs couloirs angoissants (pouvant rappeler au passage ceux d'un Titanic ressuscité sur les eaux glacées d'un océan invisible) puis celle de fantômes qui s'épaississent dans la deuxième moitié du film. Là encore, Jack est présent, écoute, observe, ces anecdotes font mouche dans sa psyché de créateur en plein travail, sur un mode très réceptif.

S'agissant des contes pour enfant, probablement issus de l'univers télévisuel de ce que son fils et sa femme dévorent à de nombreuses reprises dans le film (quelques scènes emblématiques) et à cette époque précise de leurs vies, on notera comme autres matérialisations Les 3 Petits Cochons (scène explicite de la hache contre la porte de leur salle de bains) et Le Prince crapaud dans la scène renversée du baiser de Jack à la jolie femme de la chambre 237 qui, sous l'effet de ce dernier, se transforme en vieille femme hideuse.

Il y a enfin à cette petite scénette dans laquelle Wendy apporte le petit-déjeuner à Jack sur un plateau : il y dépeint cette impression fugace d'avoir déjà vécu dans cet endroit. Un moment qui a la texture et la fadeur de la réalité (il est alité, pâteux, se nourrit). Cela peut l'avoir influencé dans l'invention de sa future conversation avec Delbert Grady (ce dernier lui dira sèchement que Jack est depuis toujours le seul gardien des lieux). Un élément qui convoque le thème de la réincarnation comme le fait du reste un écrivain lorsqu'il donne vie à ses personnages, ne faisant rien d'autre que de se glisser en eux, dans la peau de ces derniers.

A ce chapitre s'ajoute le fait que l'Overlook ait connu le faste de soirées mondaines et de ses "movie stars" (anecdote lâchée par Ullman). Tout sauf anodin dans la psychologie de Jack qui, rappelons-le, rêve du grand roman, de gloire... La photo de bal du 4 juillet 1921 pourrait en être le parfait raccourci, "faire partie, moi aussi, de ce monde".


Les créateurs sont avant tout de fins observateurs. Jack crée à partir de la matière disponible immédiatement autour de lui, à portée d’yeux et d'oreilles. Rien de moins normal jusque là. Il poursuit donc la cristallisation d'éléments en apparence anodins qui vont constituer la toile de fonds de l’histoire dont il sera le héros. 

Autre moment clé : la rencontre avec Dick Halloran, responsable des cuisines. Etrange découverte en effet que cet homme possédant comme Danny le don du Shining. Une forme de télépathie qui les lie immédiatement... Sacrée coïncidence ! Mais j'y pense, si Dick, après son introduction auprès des Torrance, est voué à devenir un personnage du roman de Jack, quel élément troublant peut avoir incité ce dernier à vouloir le dépeindre comme un homme ayant les mêmes pouvoirs que Danny ? Wendy a un véritable choc lorsque Dick appelle Danny par un surnom que seuls ses parents lui donnent d'ordinaire (Duck/Doc). Sûrement un hasard, mais Wendy est suffisamment soufflée pour s'en épancher plus tard auprès de Jack – encore une fois, le film est truffé d’ellipses, éminemment liées à son étrange découpage en 10 chapitres (je reviendrai dessus). Ayant vent de cette anecdote, Jack peut avoir un déclic. Dick aura bel et bien son rôle à jouer plus tard. Même à des milliers de kilomètres de là, grâce à ce don inventé par Jack, d'abord pour son fils, on a vu pour quelles raisons évidentes. On peut même supposer que cette rencontre ayant eu lieu autour d'une glace (Ice cream, I scream) puisse avoir imposé chez Jack l'image d'un Danny effrayé, bouche grande ouverte et semblant hurler.

Au cours de ce même épisode, Ullman évoque brièvement le spectre de l'hôtel, sous l'apparence peu amène d'un cimetière indien sur lequel il aurait été construit. Anecdote qui vient renforcer la veine de la maison hantée, du lieu maudit, dans l'esprit de Jack. Mais nous l’avons précédemment évoqué, c’est aussi la métaphore d'une culpabilité ancienne, datant d'avant l'hôtel et mettant la problématique au niveau d'une imposture, d'un acte génocidaire, d'une forme de viol (celui de la terre indienne par l'Homme blanc). Elément qui entre en résonance avec "l'état" psychique de Jack et le contenu de son roman qui par bribes viennent immortaliser la pellicule, brûler nos rétines pour mieux semer le trouble et la confusion.

Enfin, le nom Overlook (dont on ne voit jamais vraiment ce à quoi il fait effectivement référence, une vue panoramique sur la montagne très vraisemblablement) ne constitue-t-il pas la suggestion murmurée au spectateur de revoir le film à plusieurs reprises... Encore et encore (Have a look, over and over) ? Ou simplement de se placer du point de vue qui domine le récit, celui qui permet de comprendre le plus aisément ce qui se trame à l'écran. Le "Big Picture". Jack's "Overlook"

L'auteur face à son oeuvre

Il y a pour moi des moments charnières et révélateurs de ce que j'avance. J'en veux pour preuve la célèbre scène de Jack penché sur la maquette du labyrinthe. C'est bien la synthèse, une épure de l'auteur dominant ses personnages au coeur d'une oeuvre qui prend forme et face aux milliers de possibilités qui vont s'offrir à lui dans le récit en construction. C'est aussi, allez savoir, la posture du créateur qui vient de trouver, à cet instant précis, sous son regard habité, quelle sera sa scène finale, l'épilogue de son récit... Dans ce labyrinthe au coeur de l'hiver. Tout seul. Congelé.


Le labyrinthe faisant écho aux circonvolutions d'un cerveau, à sa géométrie invariable et fiévreuse à l'image des couloirs parsemés de chambres d'hôtel comme autant de connections neuronales. Les infinies possibilités offertes par la divine matière grise.

La balle et la batte

Jack est le premier personnage que l'on voit jouer avec la balle. Rappelez-vous, une cigarette se consume dans un cendrier près de la machine à écrire, lui en arrière-plan projette la balle sur le mur immense de la salle Colorado puis la regarde se perdre au loin dans un couloir interminable. S'il est en pleine réflexion, cette balle peut s'intégrer (dès lors qu'elle est perdue) dans le fil de son récit. Cet objet que je maltraite devient un authentique accessoire qui va faire avancer mon intrigue. C'est ainsi que, pour ainsi dire de nulle part, la balle reviendra guider le petit Danny jusqu'à l'effrayante chambre 237 dans la scène où l'enfant joue avec des petites voitures sur une moquette aux motifs géométriques et colorés. preuve qu'à ce moment-là, nous sommes entrés par la petite porte dans le récit de Jack.


Il est également utile de rappeler que dans la famille américaine au sens le plus traditionnel, le père joue au base-ball avec son fils. Or la batte et la balle ne donnent ici jamais l'occasion d'une telle scène emblématique de réconciliation. Elles sont toujours dissociées. Cela renforce naturellement la culpabilité et le malaise de Jack sur son rôle de père absent au fil des jours et de son travail.

For ever and ever and ever

Les 2 soeurs ont cette phrase lorsqu'elles s'adressent à Danny au cours d’une rencontre inopinée dans un couloir de l'hôtel. Mais c'est, rappelez-vous, une phrase que prononce également Jack dans la pénombre de sa chambre : il confie alors à Danny son désir de vouloir rester dans l'hôtel. Il peut l’avoir gardé dans son récit, l’avoir mise dans la bouche des 2 soeurs, pour ce qui ressemble à une incitation subliminale laissant entrevoir sa volonté - par essence contrariée - de rester "for ever and ever and ever" dans cet endroit qui l'inspire, pour achever son livre…. Façon de brouiller les pistes en intégrant son désir conscient dans l'inconscient hanté de son récit horrifique.

Ce moment d'intimité est par ailleurs singulier dans la façon qu'a Jack d'enlacer son fils. Pour dire le fonds de ma pensée, je me suis toujours demandé pourquoi le thème de la sexualité était à ce point absent du film, et voilà curieusement l'une des scènes - avec celle de la chambre 237 - dans lesquelles elle me semble affleurer le plus. Sans aller jusqu'à inculper Jack d'avoir des pensées coupables, ces caresses paternelles m'ont toujours mis mal à l'aise. Je reviendrai sur ce point capital pour une meilleure compréhension du film.


All Work...

Autre point clé dans l’architecture du film : des plans lents et équivoques semblent démontrer que Jack est habité lorsqu'il écrit, qu'il développe une histoire. Le rythme de ses doigts sur le clavier est irrégulier et ça carbure. Des détails en attestent : le feu immense dans la cheminée, la cigarette qui brûle sur le cendrier près de la machine à écrire - on ne le voit curieusement jamais fumer, encore une ellipse frappante. Cette image de combustible qui se consume renvoie à cette idée de travail, de la création à l'oeuvre.

Lorsque Wendy revient de la cuisine où elle vient d'apprendre à la télévision que la tempête menace, Jack est alors affairé, une sorte de grimoire posé à côté de la machine à écrire contenant des articles de presse découpés. Vue la taille et l'apparence du livre, facile d'imaginer qu'il ait pu le trouver dans cet hôtel. C'est selon moi l'indice que Jack écrit vraiment et que le sujet de son histoire a bien quelque chose à voir avec l'hôtel et sa propre famille. C'est là-dedans qu'il tire des informations précises et précieuses sur le déroulement de soirées fastes dans les années 20 - auxquelles il donnera corps plus tard - et sur l'identité d'un certain barman nommé Lloyd. Qui sait ?

... and no play make Jack a dull boy

La notion de jeu évoquée par le "All work and no play make Jack a dull boy" renvoie au ressenti de Jack, à la perception que sa femme comme son fils ne comprennent pas l'enjeu (trop abstrait à leurs yeux) de ce qu'il est en train de produire. Or la création c'est une souffrance, un vrai travail, jamais un jeu... De quoi renforcer son sentiment de solitude et de frustration. D'où l'idée qui naîtra d'apparaître dans son roman comme un pseudo romancier infoutu d'écrire autre chose qu'une même ligne courant sur des centaines de pages. L’imposture suprême pour traduire un sentiment de culpabilité exacerbé.

L'agression de Danny, scène rêvée ?

Jack dort, et rêve, à de nombreuses reprises. Revoir Shining après avoir vu Eyes Wide Shut (1998) m'a d'ailleurs ouvert les yeux. Les 2 films ne m'ont jamais paru aussi semblables. Ce dernier repose sur la sexualité d'un couple en danger et les fantasmes qui au choix peuvent l'éteindre à jamais ou en ranimer subtilement la flamme. Le premier s'épanouit davantage sur un terreau horrifique, mais il évoque une même cellule familiale où l'absence affichée de sexualité au sein du couple en fait paradoxalement un thème omniprésent, sous-jacent. Dans chacun des 2 films, les coutures invisibles d'un patchwork de réel et d'imaginaire, font le sel de leurs mystères respectifs. C'est encore plus frappant dans Shining à la lumière du second.


Ainsi, juste avant le réveil cauchemardesque de Jack, Danny pénètre dans la chambre 237. Alors, quoi, Jack a t-il rêvé cette scène ? Une agression contre son fils qui ne se matérialise qu'a posteriori, lorsque l'enfant marqué au niveau du cou (le cou n'est-il pas le prolongement de l'épaule, partie du corps de Danny qui fut mise à mal par son père dans le passé ?) avance d'un pas hésitant vers ses parents dans la salle Colorado. Catharsis renvoyant à un souvenir douloureux et difficile à accepter pour les 3 en une scène terrible. Possible si l'on se fie à l'ineffable expression d'incompréhension qu'arbore Jack lorsque sa femme, entraînant Danny au loin, le fusille du regard. Et une première question surgit : qu'est-ce que signifierait "entraîner au loin son fils" pour une mère responsable dans la réalité ?

Peut-être Jack-il alors hanté par le traumatisme (agression physique sur son fils) qui lui revient en pleine figure comme un boomerang ou par la certitude que Wendy vient de prendre la décision de l'abandonner dans cet hôtel, tout seul et de repartir avec son fils sur le champ. Ce qui sera arrivé dans ma compréhension du film.


C'est donc pour moi le vrai moment de bascule pour le destin des 3 personnages et celui clé pour le roman de Jack qui va dès lors prendre une place prépondérante à l'écran.

Lloyd et le Bourbon

Dans la chronologie telle qu'elle nous est rapportée, Jack rencontre ensuite un esprit maléfique du lieu et pactise avec le diable : "I'd give my soul for a glass of beer" s'exclame-t-il avant que le barman Lloyd ne lui verse un bourbon, ce que Jack désigne immédiatement comme le "White man's burdon", entre les lignes son encombrant et inextinguible fléau intime...

Car Lloyd est l'évidente mauvaise conscience de Jack (son rapport tourmenté à l'alcool qui refait surface) personnifiée pour les besoins de son histoire d'hôtel hanté. Et l'on comprend que Jack vient de franchir la ligne rouge.


Il a dès lors repris la boisson qui achève de le désinhiber. C'est pourquoi la rage de Jack va pouvoir s'exprimer totalement, dans la réalité de sa solitude (sa femme et son fils sont bel et bien partis suite à l'incident traumatique subi par Dany) et au coeur de sa fiction dans laquelle il se transfigure en grand méchant loup déchaîné.

J'aime cette idée, que Jack, après le départ impromptu de Wendy et Danny, reste seul, s'enfonce dans son roman qui prend de plus en plus d'espace à l'écran, puisqu'il en est devenu le personnage principal, roman qui se construit sous les effets puissants de sa rechute en apothéose, en déflagration cosmique à la hauteur de l'intensité et de la durée du sevrage qui fut le sien en matière d’alcool.

Delbert Grady

Lorsque Jack rencontre Grady, ce dernier n'a étrangement plus le prénom qu'Ullman avait évoqué au début du film (Charles). Est-ce parce qu'il sera devenu entretemps un personnage créé par Jack, le fruit de son imagination, une reconstitution toute personnelle ? J'aime à le penser. Grady s'appelle désormais Delbert et précise à Jack qu'il est le seul gardien de l'hôtel, qu'il l'a toujours été... Ce qui est la stricte vérité si nous acceptons le principe d'être désormais dans l'oeuvre d'un Jack plus très clair, qui finit par se prendre au jeu de ce qu'il est en train de créer. Il est effectivement le gardien de ses rêves, de son oeuvre. Depuis l'origine. Puisqu'elle est sienne. Rien de plus logique.

237

S'agissant de l'expérience, comme rêvée, de Jack dans la fameuse chambre, il y est beaucoup question de sexualité ou plutôt d'absence de sexualité qui, on l’a évoqué, est patente dans le couple Jack/Wendy. Non seulement Jack ne désire plus sa femme mais peut-être projette-t-il dans cette femme rencontrée l'image contrariante et castratrice de sa propre mère. Cette femme alléchante devenue vieille et repoussante en est une figure tutélaire et fatidique : sa mère, même morte, vient se rappeler au souvenir de son fils au moment précis du baiser, de l'invitation à l'abandon. Il y a en creux l'idée d'un interdit, d'un acte incestueux, comme celui que Jack se remémore avoir commis à l'endroit de son fils dans un passé proche.

Le numéro de la chambre n'est d'ailleurs pas anodin puisqu'il n'est pas celui du livre. Two Three Seven qui sonnent phonétiquement comme un To Freeze Heaven qui contient cette idée de geler littéralement (ce qui arrive à Jack dans le labyrinthe) ou de figer un moment qui aurait des airs de paradis (comme sur la photo du Ball Room), 2 idées qui affleurent étrangement lors du dénouement.


L'ouverture de la porte du garde-manger

Jack se réveille dans une pièce où pour la première fois il est obligé de se nourrir tout seul - des boîtes de conserve et sachets de nourriture sont ouverts à ses côtés. Rappelez-vous ces repas mitonnés par Wendy au début du film ? Un signe de plus que Wendy et Danny ne sont déjà plus dans les murs.

L'histoire de cette porte est d'ailleurs l'un des éléments qui a rendu fous les plus rationnels d'entre nous. Beaucoup y ont vu la preuve que le surnaturel prenait le dessus sur la lecture psychologique du film. Comment une porte peut-elle s'ouvrir par la seule volonté d'un fantôme ? Or c'est pour moi la démonstration de ce que nous sommes désormais bel et bien dans ce que Jack écrit. Wendy n'a jamais eu à le frapper au visage, encore moins à le traîner jusqu'aux cuisines. Elle est juste partie sans prévenir, comme ça arrive des millions de fois après l'incident ou le malentendu de trop. Jack est désormais tenu de s'alimenter tout seul et s'assoupit dans le garde-manger où il va élaborer la suite de son histoire, ivre d'alcool, de douleur et de solitude qu'il est. Le réveil après la cuite lui donnant peut-être l'idée de cette batte en plein visage qui ne va plus tarder... Littéralement, une "Gueule de bois".

Encore une fois, son roman doit avancer et agir comme un placebo, le dédouanant autant que possible de sa faiblesse en matière de sobriété (il a re-craqué comme une m...) et de son sentiment de culpabilité à l'égard de son fils. Et si dans son livre, l'hôtel est définitivement hanté (la porte s'ouvre par magie), si Jack est sous l'influence d'esprits malfaisants, il n'est alors plus complètement responsable de ses actes, CQFD. Idéal pour apaiser une conscience torturée.

Son côté enfantin, irresponsable pour le dire autrement, est d’ailleurs frappant dans cette scène, renforçant l’idée d’une irruption maternelle sous les traits de la femme dans la chambre 237. Il est un garçon influençable, sous la coupe des idées qui l'assaillent désormais puissamment. Comme une autorité qui lui fixe ses limites et sa feuille de route. Je crois que c'est précisément la clé pour comprendre que nous sommes bien dans le récit de Jack et plus du tout dans le réel. Quand ses repères immédiats ont volé en éclats, qu'il se retrouve seul, son personnage retombe en enfance, à la merci des fantômes de l'hôtel, de ses pulsions coupables (l'alcool). Jusqu'à l'image cathartique par excellence : on dit qu'un enfant doit marcher dans les pas de son père lorsque ce dernier est un père assumé, responsable. Or c'est justement le contraire qui se produira sur le final dans le labyrinthe. Un père marchant maladroitement dans les pas de son fils.

Dick is back

Dans la chambre de Dick, j'avais noté cette atmosphère bizarre, pas vraiment réelle... Ces affiches de Blaxploitation au dessus du lit, de la télévision, tout résonne étrangement. Trop de symétrie. Comme dans une rêverie.

Autre fait étrange. Lors de son assassinat par Jack un peu plus tard, le Shining de Dick ne lui est curieusement d'aucun secours... Pour voler au secours de Wendy et Danny bien sûr, mais pour voir approcher sa mort pas un instant... Peut-on en déduire que la scène de crime se sera vraiment produite dans la réalité d'un Jack esseulé, rendu fou de rage ? Je n'irai pas aussi loin mais dans la lecture d'une Wendy partie avec son fils avec l'aide précieuse ou la complicité de Dick Halloran, Jack dans son roman a tout intérêt à faire revenir ledit odieux personnage à ses yeux our lui régler son compte. Une vengeance à peine voilée, sorte de défouloir inconscient de l'auteur qui rend responsable Dick Halloran du départ des siens.

Le traumatisme originel

Après la mort de ce dernier, une poursuite infernale s'enclenche et Wendy se met à voir des fantômes partout. Signe pour beaucoup que le lieu est effectivement hanté. Elle tombe notamment nez-à-nez avec un homme se faisant faire une fellation par un autre homme dissimulé dans un costume de nounours - éclatant symbole s'il en fut de l'enfance.


Et me revient brutalement à l'esprit le thème si refoulé de la sexualité, le fameux Tony qui vit "dans la bouche" de Danny, son évanouissement alors qu'il se brosse les dents (une brosse à dents dans une bouche convoquerait chez l'enfant une image traumatisante du passé ??). Et que dire de cette batte (symbole phallique) qui vient punir Jack par là où il aurait péché lorsque Wendy le frappe au visage ? Sans revenir sur ce que le prénom d'Halloran (Dick) ou la scène de l'Ice cream qui sont dans cette nouvelle approche porteuses de sens.


L'histoire et ses sous-textes psychanalytiques prennent ainsi une conformation nouvelle. Dès l'origine, Danny a pu être victime d'une tentative d'abus sexuel de la part de son père, dont il aura tiré Tony, ce personnage imaginaire, comme rempart face à la figure menaçante du père, contre la réalité. Wendy aura brillamment refoulé cet épisode, il faut pour s'en convaincre revoir la scène où elle échange avec l'infirmière circonspecte au début du film ou la scène d'évocation de l'expédition Donner dans la voiture.. Tout traduit chez elle un refus d’affronter l’invraisemblable vérité. D'ailleurs, symboliquement, lorsque Jack rêve du double meurtre et que Danny va bientôt apparaître marqué au niveau du cou, Wendy se trouve alors hors de portée, dans les sous-sols et s'occupe de la chaudière. Très évocateur de ce qui a pu arriver dans le passé, de sa capacité à faire l'autruche face à l'impensable ! Elle s'est tout ce temps évertuée à sauver son foyer, beaucoup de gestes trahissant son malaise : elle fume énormément, s'abrutit devant la télévision, apporte des petits plats à son mari... Cette nouvelle approche justifie également l'absence totale de sexualité dans le couple si ce n'est cette unique vision (scène avec la femme de la chambre 237) effrayante du sujet. Comme si en réalité, le vrai sujet du film avait toujours été la sexualité de Jack. La fin dans la glace évoquant dès lors l'extinction d'un feu sexualisé, d'un désir déviant, mal contrôlé...


Jack, conscient du danger réel qu'il représente pour son fils, se dépeint dans sa fiction en méchant loup, en menace ultime pour les siens, et plus particulièrement pour les enfants (symboliquement les petits cochons). Mais il est un piètre loup, plutôt à plaindre, pitoyable, boitillant, échouant à chaque nouvelle tentative. Une rédemption revendiquée, réclamée à cor et à cri par l'auteur qu'il est. C'est pourquoi, dans son histoire, Jack leur laissera la vie sauve, permettra à son fils "de tuer le père", de se libérer d'une malédiction. Lui et sa mère pourront s'échapper.

C'est bien ainsi que Shining tient la route, parce que Jack l'écrit comme une thérapie de choc sur sa propre personne. Il est lucide sur lui-même et gagne au passage sa place aux côtés de ses illustres modèles ayant fréquenté l’hôtel à sa belle époque. La photo de fin évoque cette consécration. Pas celle d'avoir massacré sa famille (ça ne tient d'ailleurs pas la route... S'il a échoué à tuer femme et enfant, pourquoi gagnerait-il le droit de figurer aux côtés de son prédécesseur, des fantômes de l’hôtel ?) mais celle d'avoir immortalisé les lieux dans un roman qui fera date. La photographie ultime d'un auteur qui aura laissé une trace dans l'Histoire, entre les murs de L'Overlook. Puisqu'il y est mort après avoir accompli son oeuvre. Pas criminelle, mais littéraire.


Les 10 chapitres qui structurent le film peuvent en cela évoquer les chapitres d'un livre. De même le fait que Jack ou Danny soient aussi les prénoms des acteurs (Jack Nicholson et Danny Lloyd) m'incline à penser que Stanley Kubrick l'a justement voulu pour gommer les frontières ténues ou créer des passerelles entre réalité et fiction. Pour mieux faire passer le message. Où est le film ? où est le roman ? Où est la réalité ? Où se cache la fiction ? J'invite également à réécouter la Symphonie Fantastique de Berlioz (très présente dans le film) dont le cinquième mouvement, Songe d'une nuit de Sabbat, est précisément la vision ultime de l'homme au supplice de sa fin dernière. ou de l'artiste avant son réveil...

Mais vous savez quel est le plan qui me manquera éternellement dans Shining, et qui n'a probablement jamais été tourné ? C'est ce travelling tout en douceur, guidé par une steadycam apaisée, sereine, dans la salle Colorado, et qui achèverait son mouvement sur la machine à écrire à côté de laquelle on découvrirait, par un mouvement latéral d'une grâce infinie, un manuscrit épais sur la première page duquel apparaîtrait le titre Shining et juste en-dessous le nom de l'auteur : Jack Torrance avec en exergue une accroche assassine "La première véritable autofiction mondiale". Derrière, le feu vivrait ses derniers instants dans l'immense cheminée au coeur d'un hôtel au fond tout ce qu'il y avait de moins hanté.


Et pour reprendre les termes de Jack en apprenant le terrible fait divers de la bouche d'Ullman : "This is quite a story". Dont acte..

samedi 2 avril 2011

22 films pour comprendre Mulholland Drive. David Lynch


Je suis d’accord avec cette idée qu'un film se doit d’être sondé, revu, décortiqué, passé au peigne fin. C’est le lot de la plupart des œuvres charnières du 7ème art. Trop facile d’en rester à une sensation, de s’en contenter. Dans le cas de Mulholland Drive, j'ai aimé commencer par identifier les 22 influences décelables au cours des nombreux visionnages que j'y ai consacré. Excité à l'idée qu'ils aient pu consciemment ou pas hanter les rêves de David Lynch au moment de sa conception. Objectif avoué : se glisser dans sa peau, prendre possession de son cerveau, identifier les traces et résidus conscients ou non de tout ce qui l'aurait amené à créer l'oeuvre telle qu'elle existe sous nos yeux.

Je distingue d'intuition 4 groupes de références qui vont, chacun à sa façon, éclairer plus fortement notre chemin vers une compréhension totale du film. 



ENTRE DEUX MONDES

La première famille d'inspirations regroupe des oeuvres dites fantastiques ayant trait à une fantasmagorie un peu morbide, allégorique. Autant d'univers de rêverie et/ou de mort, alternant allées et venues entre rêve et réalité, entre 2 univers parallèles et contigus.


Le Magicien d'Oz (Victor Fleming, 1939)


Je ne m'attarderai pas sur une référence omniprésente dans l'oeuvre de David Lynch. Dans Mulholland Drive, il y a bien sûr ces allers-retours entre rêve et réalité, autant de métaphores pour désigner le mystère, l'au-delà, l'inconnu, la mort ?

J'ai relevé en le revoyant de nombreux clins d'oeil conscients ou non par David Lynch : le personnage Auntie Em peut être apparenté à celui de Aunt Elms (Ruth) dans Mulholland Drive ? Le chien Toto est-il discrètement cité à travers celui qui s'oublie aux côtés de Coco dans la propriété cossue de Havenhurst (heaven/earth) ? Et que dire de la gentille sorcière du Nord opposée à la méchante sorcière de l'Ouest ? Il est bien question d'une Sylvia North dans Mulholland Drive qui fait, on reviendra dessus, écho à une Sylvia West dans le méconnu Sylvia (Gordon Douglas, 1965).


Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll)

Rappelons-nous pour commencer qu'Alice articule son combat final autour de 10 mystérieuses clés devant lui permettre de se convaincre qu'elle est bel et bien dans un rêve. 10 clés pour sortir d'un rêve, 10 clés proposées par David Lynch pour aider le spectateur à disséquer la structure onirique de Mulholland Drive.

Quant au sang du Jabberwocky, il est ce graal bleu qui ouvrira de nouveau les portes de la réalité pour Alice. Dans l'adaptation par Tim Burton, ce sang bleu, contenu dans une éprouvette, rappelle étrangement la clé bleue polymorphe qui dort dans le sac de Rita.


Quelques anecdotes m'ont enfin parues amusantes : les initiales (AK) d'Alice Kingsley sont aussi celles d'un certain Adam Kesher. Dans le même ordre d'idée, Lewis (Carroll) est un prénom composé de 4 lettres que l'on retrouve phonétiquement dans le nom de Diane : Selwy(n). Carroll est par ailleurs une actrice rencontrée par Adam lors de l'audition pour L'Histoire de Sylvia North. Adam se rend enfin dans un corrall (anagramme de Carroll) pour rencontrer un mystérieux Cowboy. Au-delà de la référence évidente, on trouve ici et là comme des sédiments, des clins d'oeil à l'oeuve de Lewis Carroll


Alice ou la dernière fugue (Claude Chabrol, 1976)


Claude Chabrol nous a récemment quitté, léguant au passage cet objet cinématographique avant-gardiste, réécriture pour adulte d'Alice au pays des merveilles. Difficile d'imaginer que ce film ait pu influencer David Lynch, mais la coïncidence est belle : l'héroïne qui se nomme Alice Carroll, est interprétée par une certaine Sylvia Kristel. Or il est bien question d'une Sylvia (North) et de son histoire dans Mulholland Drive. Génie du hasard.

Mais plus sérieusement, l'histoire du film de Claude Chabrol est assez troublanteSylvia/Alice est une femme errant dans les limbes après un accident de voiture qui a lieu au pied d'une demeure isolée sur une route de campagne. Une escapade entre la vie et la mort qui donne lieu à un film ambitieux, rare, dont chacun pourra librement livrer sa propre interprétation, en comparant la réalité d'Alice et son rendu dans le monde rêvé. Une mécanique proche de celle qui nous amène à décortiquer Mulholland Drive depuis sa sortie.


Carnival of souls (Herk Harvey, 1962)


Un film dont David Lynch n'a jamais caché qu'il a souvent hanté ses rêves. Un film qui débute par un terrible accident de voiture dont une jeune femme réchappe miraculeusement avant de se perdre dans une ville fantomatique en véritable poupée désarticulée (les propres termes de David Lynch lorsqu'il dirige Laura Elena Harring pour la scène inaugurale de son film).


Pandora and the flying dutchman (Albert Lewin, 1951)


De ce film, Martin Scorsese a écrit "watching this film is like entering a strange and wonderful dream". Il a raison. Pandora est là encore une oeuvre d'avant-garde réalisée par un amoureux du surréalisme, une ode presqu'irréelle à l'amour fou, un défi au temps qui passe. Albert Lewin a d'ailleurs su s'appuyer sur l'immense chef-opérateur Jack Cardiff, pour donner corps à ses visions vivaces, colorées, uniques.

Parmi les points communs que je trouve, il y a d’abord cette ressemblance troublante entre Ava Gardner et Laura Elena Harring, de vrais traits dont une même petite fossette sur le menton. Cela saute particulièrement aux yeux au cours de la scène dans laquelle Ava Gardner enfile un peignoir après avoir nagé jusqu'au bateau de plaisance du Flying Dutchman. Laura Elena Harring au début de Mulholland Drive sort quant à elle d'une douche parée de la même tenue.

Sur le bateau du Flying Dutchman la présence d'une peinture illustrant Pandora tenant une boîte bleue, renvoie en miroir à la scène de Rita ouvrant la boîte de la même couleur juste avant de disparaître comme par magie dans l'appartement d'Aunt Ruth...

Les premiers mots de Rita prononcés en espagnol dans son sommeil peuvent aussi constituer un clin d'oeil au film d'Albert Lewin, qui fut l'une des rares et belles incursions d'Hollywood en terre espagnole.

En redécouvrant le film, vous serez particulièrement attentifs (pour reprendre une terminologie très Lynchienne) à la course de voiture devenue folle sur la plage, au rôle discret joué par les nombreuses lampes de chevet, au personnage de la mère du torero - qui m'évoque l'intervention de Louise Bonner dans la propriété d'Havenhurst, celle qui apporte les mauvaises nouvelles, prédisant même l'avenir...
Pendant ce temps, le Flying Dutchman - l'être aimé - est victime d'une tentative de meurtre par un amant dévoré par la jalousie, vision renversée de la tentative d'assassinat de Camilla par Diane pour des motifs similaires. Il est en outre, à bien y regarder une sorte d’Alice Kingsley au masculin, déterminé à mettre un terme à sa malédiction, comme Alice ou Diane cherchent une issue à leurs cauchemars respectifs.

Attardez-vous enfin sur la scène finale dans laquelle le narrateur contemple la tempête qui sévit dehors depuis un appartement strié d'éclairs. Elle me fait penser au tout dernier plan de Mulholland Drive dans un silencio zébré des mêmes fulgurances bleues.

Mais si je ne devais ne retenir qu'une scène du film, ce serait sans hésiter ce repas d'après le record de vitesse sur la plage. Se font jour des échanges de regard ambigus avant que n'éclate un clash opposant la future mariée, Pandora, la brune piquante à la jeune blonde ingénue - cette dernière déclamant "Tu es fausse, tu ne l'aimes pas", dévoilant par la même occasion, maladroitement, ses propres sentiments pour le futur marié. J'ai immédiatement eu le flash prémonitoire de cette scène matricielle du trio amoureux lors du dîner chez Adam Kesher dans la dernière partie de Mulholland Drive.

Pour l'anecdote rigolote enfin, saupoudrez d'un S le nom d'Albert Lewin, et vous obtiendrez phonétiquement le nom de Diane : SELWYN. encore une jolie coïncidence.



LE FILM DE GENRE

 La seconde catégorie d'influences se nourrit de références qui se réclament surtout du film de genre qu'elles ont illuminé, transcendé, détourné de son objet initial, avec une tendresse particulière qu'on sent poindre ici et là pour le film noir.


Kiss me deadly (Robert Aldrich, 1955)


Un film resté célèbre pour la façon radicale qu'il a de faire exploser tous les codes du film noir. N'est-ce pas ce que Mulholland Drive aspire à faire, transcender littéralement un genre en pervertissant ses lois élémentaires ? Tout y commence comme dans un vrai polar avant de basculer dans la forme la plus extrême et subjective d'un cinéma d'auteur quasi impressionniste.

Kiss Me Deadly est à juste titre décrit comme un long cauchemar ponctué de fulgurances, dans lequel Mike Hammer prend en stop une jeune femme qui, avant de mourir, lui confie le début d'un secret... Au terme de nombreuses péripéties, Mike Hammer retrouve une clé avalée par l'auto-stoppeuse, clé qui s'avère ouvrir un coffre dont l'ouverture provoque une explosion.

Ainsi l'on revisite le mythe de la boîte de Pandore que David Lynch exploite sous la forme d'une boîte bleue. J'avais d'ailleurs relevé cette intervention très parlante d'un internaute sur Allociné au sujet des passerelles en être les 2 films :

"Mike Hammer sait s'y prendre avec les belles mécaniques, les femmes, les concierges, les vieux, les hommes. Mais une nuit, sur une route perdue, une femme troublée surgit devant son bolide et là, sa vie prend une tournure bizarre, un peu comme dans les films de David Lynch : la mort et la peur qui rôdent, des blondes très amicales, d'autres tordues, louches, des brunes, des noms qui valsent, des flics en duo, des hommes de main en costard, bien chaussés, de la musique jazzy qui s'échappe des radios, un garagiste, une cabane sur la plage qui prend feu, on trouve une clé, mais aussi une mystérieuse boîte qu'il ne faut pas ouvrir".


Detour (Edgar G. Ulmer, 1945)


A l'instar de Mulholland Drive ou de Kiss me deadly, Detour est un film culte qui s'impose avant toute chose par une atmosphère cauchemardesque, éthérée.

Il est difficile après l'avoir vu de ne pas penser qu'il fut une influence majeure de Lost Highway (David Lynch, 1997). Il y a déjà ce générique de début tellement semblable. Mais ce n'est pas tout. Al Roberts, le personnage principal, traverse les Etats-Unis pour rejoindre sa pette amie partie faire fortune à Hollywood. Lorsqu'il débarque à LA, la seule caractérisation qui nous en est donnée est un simple garage, tout comme dans Lost Highway lorsque le héros transfiguré apparaît pour la première fois, sous sa deuxième identité, dans LA. Il est alors garagiste.

Mais il y a d'autres éléments frappants. Quand Dick Laurent (Bill Pullman) est saxophoniste, Al Roberts (Tom Neal) est pianiste. Et pour revenir sur Mulholland Drive, Dick Laurent et Diane Selwyn paraissent atteints d'une même schizophrénie. C'est en filigrane le thème central de Detour qui déroule une histoire subjective à travers les yeux et le témoignage affecté d'un personnage qui se noie littéralement dans les replis de mensonges plus gros les uns que les autres, cherchant à se trouver des excuses, à s'inventer des scénarii voués à le déculpabiliser de 2 homicides. et on est alors dans une vraie communauté d'idées entre les deux films.

Toutes les thématiques du film noir sont par ailleurs réunies : le héros poisseux, des meurtres, la femme aux 2 visages (la blonde lumineuse et la brune fatale), l'identité flottante, la route perdue, un garage, un hôtel, un bar, un héritage... et surtout un final magistral dans lequel un téléphone (si présent dans Mulholland Drive avec une succession de coups de fil ayant des répercussions concrètes dans la vie des personnages principaux) provoquera littéralement la mort de la Vera l’autostoppeuse.

Quant à Tom Neal, son interprète principal, il va dans la vraie vie épouser le destin de son personnage et sera quelques années plus tard accusé du meurtre de sa deuxième femme. Incarcéré, il purgera sa peine, ne cessera de clamer son innocence et décèdera peu de temps après sa remise en liberté. Etranges destins d'acteurs marqués au fer rouge par des rôles dans des films indélébiles. Est-ce aussi ce qu'on peut tirer comme enseignement après visionnage de Mulholland Drive ? Un rôle marquant peut marquer au fer rouge son interprète.


Laura (Otto Preminger, 1944)


Tout commence par une enquête sur le meurtre présumé d'une femme tuée d'un coup de fusil qui lui a soufflé le visage - je repense alors au visage mangé par un coup de feu d'une Diane recroquevillée sur son lit, méconnaissable, rendant son identification bien délicate. Elle s'appelle ici Laura Hunt et aurait été assassinée alors qu'elle s'apprêtait à épouser un homme entretenu par sa propre tante (Une tante du genre Ruth ?).

C'est en réalité la disparition de Laura qui est en jeu (comme Rita dans Mulholland Drive, d'abord présumée morte, puis portée disparue, "the girl is still missing") puisqu'elle ressurgit brutalement aux 3/4 du film lorsqu'on apprend qu'une femme lui ressemblant - des femmes interchangeables, l'une pouvant en cacher une autre - et qui s'appelle Diane (!!) a été tuée par erreur à sa place...

Ce tableau, portrait de Laura, élément central du film, me rappelle celui de Gilda dans Mulholland Drive lorsque la victime amnésique de l'accident de voiture décide que son prénom sera Rita. C'est en regardant ce fameux portrait que l'enquêteur Mc Phearson, le héros incarné par Dana Andrews, s'endort puis se réveille en apercevant la vraie Laura en chair et en os, revivant ainsi le mythe de la morte qui réapparaît. Mc Phearson pourrait même s'exclamer "You've come back Laura" en référence au désormais célèbre "You've come back Camilla" !


Gilda (Charles Vidor, 1946)


Plus anecdotique, Gilda esquisse le portrait d'une jeune femme au passé trouble, prise au piège de son richissime et mafieux de mari d'un côté, de son ancien amant de l'autre, et qui va devoir faire des choix cruciaux.

Le film aborde des thèmes controversés pour l'époque, tels que l'impuissance, la misogynie ou l'homosexualité. Tout ceci de manière suggérée, afin de rester en conformité avec le Code Hays, l'organisme de censure alors en vigueur.

Il est donc intéressant de rappeler que Mulholland Drive débute en respectant les règles d'un genre, le fil rouge du film noir, pour s'affranchir progressivement de son carcan. Sa façon à lui de se détourner de son propre Code Hays. A l'époque, il est de coutume de contourner les impératifs (essentiellement financiers) des studios, des pressions de lobbyings éthiques/étatiques en tout genre par des dialogues, des scènes qui pouvaient être comprises à différents degrés. Un parallèle instructif sur l'émergence d'une idée qui pour exister doit frayer habilement son chemin à travers les pièges tendus par l'adversité : la censure, la logique économique, les trafics d'influence...

En dehors du film, on repensera naturellement à la maladie (Alzheimer) qui frappa Rita Hayworth, à son parcours, une ascension puis la déchéance inexorable vers un oubli total, qui convoque dans Mulholland Drive à la fois l'amnésie de Rita et la fin tragique de Diane...


NIghtmare (Meurtre par procuration) & Hysteria (Paranoïaque) (Freddie Francis, 1964 / 1965)



Freddie Francis a été chef opérateur de David Lynch sur Elephant Man (1980), Dune (1984), Une histoire vraie (1999). Il fut surtout l'un des rois de l'étrange et du fantastique des années 50 et 60 et le chef-opérateur de l'immense The Innocents (Jack Clayton, 1961). Un lien fort se sera probablement tissé au fil des années entre les 2 hommes.

Dans les 2 films cités produits par la Hammer et écrits par le trop méconnu Jimmy Sangster, je retrouve immédiatement des thèmes familiers :

Dans Meurtre par procuration, une femme assaillie par de terribles cauchemars, craignant de sombrer dans la folie comme sa mère avant elle, finit par assassiner une femme qu'elle se voit tuer dans ses rêves. L'inconscient y finit par avoir raison de la raison, le drame prenant sa source dans les cauchemars prémonitoires d'une jeune femme traumatisée par des souvenirs remontant à l'enfance...

Dans Hysteria, un homme se réveille amnésique après un accident de voiture. Il n'a qu'un indice pour que débute son enquête : une simple photographie glissée dans un magazine. Quand Rita/Camilla commence avec un sac à main contenant une clé bleue ainsi qu'une liasse de billets.

C'est pourquoi je recommande vivement de redécouvrir ces 2 films. J'aime alors caresser le rêve qu'ils aient pu nourrir l'inconscient créatif de David Lynch pour ce qui deviendra Mulholland drive.

NB - Je viens juste de revoir l'excellent film à sketches Garden of torture (Freddie Francis, 1967) dont le deuxième court-métrage met en scène 2 jeunes actrices dévorées d'ambition et désireuses de percer dans le milieu du cinéma. Très frappant ce que les couleurs, l'étrangeté de certaines scènes, convoquent également beaucoup de l'atmosphère du film de David Lynch.


DOA (Rudolph Maté, 1950) & Mort à l'arrivée (Rocky Morton, 1988)



Le lien paraît au premier abord peu évident et pourtant... Voilà ce qui est avant tout un jeu de miroir passionnant entre un film et son remake, DOA 1988 réinventant le coeur de l'intrigue de DOA 1950, évitant soigneusement le copié-collé comme c'est souvent le cas, par une mise en abyme astucieuse de ce qu'était l'original, puisqu'il met à l'honneur la protection d'une idée souveraine et irréductible face au stratagème diabolique d'un faussaire prêt à tout pour s'en emparer.

Ainsi, lorsque DOA 1950 mettait les enjeux de l'empoisonnement d'un homme à un niveau très terre à terre, DOA 1988 décrit les tourments menant un écrivain raté et rêvant de gloire à mettre en pratique l'adage voulant que "la fin justifie les moyens" pour s'approprier la paternité d'une oeuvre... Le dilemme – comment rendre hommage à l’original dans un remake - est alors posé.

Après tout, que nous susurre vraiment, du bout des lèvres, la scène mettant aux prises Ed (le propriétaire du livre noir) et le tueur à gages Joe Messing dans Mulholland Drive ? Quelqu'un vient s'emparer d'un livre semblant receler des informations capitales sur Hollywood... Comment ne pas y voir la métaphore d'un scénariste/réalisateur s'accaparant le projet d'un autre puis éliminant les uns après les autres tous les témoins gênants, toutes les personnes ayant lu le projet comme c'est le cas dans le remake de DOA en 1988 ?

Le retour aux sources d'une oeuvre. Elle est tienne jusqu'à ce que je te l'ai volée, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de preuves ou de témoins et que je sois en mesure de déclarer "This is no longer your film".

C'est exactement le lot d'Adam Kesher dans le film, le sien finissant par lui échapper, inexorablement confié semble-t-il à un certain Bob Brooker.


The Limey (Steven Soderbergh, 1999)


Tourné 2 ans plus tôt, le film s’ouvre sur un article de journal dont le titre est « A woman dies on Mulholland ». Une enquête est en cours sur ce décès dont les circonstances ne sont pas claires. Ce qui amènera un des personnages principaux à s'interroger : « You don’t think it was a car accident ? ».

La victime se prénomme étonnamment Jenny (diminutif de Jennifer, qui est aussi le prénom de la jeune actrice décédée prématurément à LA dans un accident de voiture et à qui David Lynch dédie son film. Jenny est en outre incarnée par Melissa George qui est l’interprète de l’autre Camilla Rhodes dans Mulholland Drive. Délices du hasard ou travail de l'inconscient ?

Il y est aussi question d’un hommage appuyé aux années 60. Peter Fonda en fait l’apologie lors d’une très belle scène au cours de laquelle il explique à sa fiancée de 30 ans sa cadette ce que furent les années 67 / 68. Il utilise élégamment pour ce faire la métaphore du rêve…

Terence Stamp contribue aussi à cet hommage à peine voilé, des flashes back de lui plus jeune venant renforcer cette sensation. Tout comme les années 60 sont au coeur de l'hommage rendu par Mulholland Drive dès lors que le jitterbug comme L'Histoire de Sylvia North en exhalent les saveurs retro.

J'ai retenu pour finir une scène frappante dans un bar où un homme engage un autre homme pour commettre un crime en disant « When U’ll find the guy, you’ll know ». Je repense forcément à la scène de Diane avec Joe Messing au Pinks / Winkies. Même phrasé, même ambiance !



ASCENSION ET DECADENCE D'UN PERSONNAGE FEMININ

La troisième catégorie met à l’honneur le drame, en lumière des trajectoires brisées de personnages féminins confrontés à un parcours cruel, déçu parfois, chaotique dans un monde de paillettes et de faux semblants.

Sylvia (l’Enquête) (Gordon Douglas, 1965)


Sylvia West en est l'héroïne. C'est une jeune femme qui s'apprête à épouser un milliardaire, Frédéric Summers. Un futur époux méfiant qui engage un détective pour enquêter sur le passé de la jeune femme et découvre que rien de ce qu'elle a pu lui raconter de sa vie n'est vrai... Frédéric Summers découvrira que Sylvia fut abusée sexuellement dans sa jeunesse puis qu'elle se prostitua. Le passé trouble est une clé de la désillusion programmée de Sylvia. Il en est également fortement question chez Rita/Camilla (le sac, l'argent, la clé bleue) et Diane Selwyn (héritage touché suite au décès de sa tante, rapport suggéré à la dépendance à des drogues, médicaments, à un passé qui semblerait la rattraper dans la fameuse scène finale).

Sylvia peut donc d'autant plus apparaître comme une référence pour David Lynch que ce dernier donne pour titre au projet du film dans le film L'histoire de Sylvia North. L'action dans les 2 cas se déroule dans les années 60. Sylvia North faisant écho à Sylvia West ? Possible.

La genèse de Sylvia mérite également que je m'y attarde en quelques lignes. Sylvia West est interprétée par Carroll Baker (un prénom décidément omniprésent dans les références identifiées). Elle se serait montrée très exigeante sur le tournage, obtenant que le scénariste soit remplacé dès le début, refusant de porter des sacs à main pendant le film - cela lui donnait des airs de potiche pensait-elle - à l'exception d'une seule scène au cours de laquelle Joanne Dru est renversée par une voiture. Or Rita ouvre bel et bien un sac à main après l'accident de la route qui lui aura fait perdre la mémoire. Troublante coïncidence.


All about Eve (Joseph Mankiewicz, 1950)


Une jeune provinciale talentueuse et pétrie d'ambition devient l'assistante d'une star sur le déclin et va aller jusqu'à lui voler la vedette sur les planches... Une vraie réflexion sur les faux semblants, le monde du théâtre, du spectacle.

Le mentor d'Eve et narrateur principal (il ouvre et clôt le récit éclatés en 7 chapitres, 7 témoignages) se prénomme Addison (mêmes racines qu'Adam) et raconte le destin de cette femme arrivée aux sommets "pas que grâce à son talent" (cf l'une des fameuses clés livrée par David Lynch).


Valley of the dolls (Mark Robson, 1967)


Une oeuvre mineure, soit... Mais il y est bien question de la désillusion d'une jeune secrétaire se confrontant au milieu du spectacle avant de sombrer dans la drogue.

L'anecdote qui m'a parlé c'est en particulier le personnage de Jennifer North incarné par Sharon Tate et dit-on librement inspiré de la vie de Carole Landis (Carole again !). Rappelons au passage que Mulholland Drive est dédié à une certaine Jennifer Syme... Jennifer Syme, Jennifer North, Sylvia North, mêmes trajectoires fatales ? Maybe...

Et il se trouve enfin que Carole Landis comme Sharon Tate (qui joue ici son rôle) sont décédées prématurément, la première soupçonnée d'avoir été assassinée même si la version officielle conclut à un suicide, la deuxième sauvagement assassinée dans les circonstances que l'on connaît. Comme si un rôle (comme dans le cas évoqué précédemment de Detour et Tom Neal) pouvait marquer un destin au fer rouge, la vie et la scène devenant intimement liées jusqu'à partager un même dénouement...


Ellie Parker (Scott Coffey, 2001)


Une découverte tardive... Scott Coffey est l'acteur qui incarne Wilkins dans Mulholland Drive. En 2001, 2 ans après avoir tourné dans le pilote, Scott Coffey réalise ce film dont l'héroïne est incarnée par Naomi Watts et qui nous rapporte sur le ton de la comédie les déboires d'une jeune comédienne à Hollywood. Mark Pellegrino (qui interprète dans Mulholland Drive le tueur à gages Joe Messing) y incarne le fiancé d'Ellie Parker.

On notera surtout la présence de Jennifer Syme dans le rôle d'une actrice qui auditionne... Jennifer Syme décèdera dans un accident de voiture à l'issue de ce tournage, Mulholland Drive lui est dédié.


La comtesse aux pieds nus (Joseph Mankiewicz, 1955)


Un film qui s'attache à décrire la trajectoire fulgurante d'une étoile partie d’en bas pour finir sacrifiée au sommet de son art et de sa notoriété. Ce personnage féminin emblématique est incarnée par Ava Gardner (déjà évoquée comme influence dans Pandora).

Au tout début, un réalisateur vient la repérer dans un cabaret à Madrid. Elle s'appelle alors Maria Vargas, chante en espagnol... Comme une certaine Rebekka Del Rio au Silencio, cabaret du même acabit, comme une certaine Laura Elena Harring marmonnant de l'espagnol dans son sommeil. Puis Maria Vargas changera de nom au moment de lancer sa carrière. Elle finira assassinée au faîte de sa gloire par un millionnaire ivre de jalousie et frappé d'impuissance.

C’est Joseph Mankiewicz qui en parlait le mieux : "un conte de fée moderne, une version amère de Cendrillon où le prince charmant aurait dû, à la fin, se révéler homosexuel, mais je ne voulais pas aller aussi loin."

D'homosexualité il est justement question dans Mulholland Drive. Le prince charmant y est en quelque sorte une femme fatale.



REFLEXIONS SUR L'ECRITURE ET LA CREATION CINEMATOGRAPHIQUE

La quatrième et dernière catégorie me paraît être la plus passionnante puisqu'elle interroge directement le sens profond de la création cinématographique, opérant une habile mise en abyme pour des films qui regardent le cinéma dans le fonds des yeux. C'est le chapitre de l'auto-analyse et de la transcendance, de l'accès au meta-monde qui flotte quelque part entre fiction et réalité.


Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963)


La référence la plus criante à mes yeux, il suffirait pour s'en convaincre de revoir le film sur le champs mais dressons tout de même la liste des innombrables passerelles entre les 2 films :

Commençons par la fin : les 2 films s’achèvent sur la même étrange exclamation : Silencio. Ca ne peut évidemment pas être un hasard.

Mulholland Drive débute par une scène mettant aux prises des danseurs de Jitterbug en pleine action. Plus tard, un micro s'offre sur une scène vide dans un club - le Silencio -. Ces 2 moments, imbriqués, se retrouvent dans une séquence du Mépris peut-être fondatrice, dans laquelle le couple Michel Piccoli / Brigitte Bardot s'installe dans une salle de spectacle face à une scène déserte où trône un vieux micro avant que des danseurs tout droit sortis des années 60 dansent et chantent sur une chanson en playback. "Il n'y a pas d'orchestre, There is no band, No hay orchestra". Evident parallèle !

En les réécoutant attentivement, j'ai été frappé de noter combien les thèmes musicaux respectifs des 2 films ont des accents semblables.

Le score de Jean-Luc Godard s'intitule "Le thème de Camille", les personnages incarnés par Brigitte Bardot et Laura Elena Harring portant en effet le même prénom (Camille/Camilla).

Il faut aussi comparer la photo de Book de Camilla Rhodes, sa posture, et l'affiche du film de Jean-Luc Godard. Après coup, on se dit que le hasard n'y est absolument pour rien.

Il est clairement rendu hommage dans Le Mépris à un film comme une référence fondatrice : Voyage en italie (Roberto Rosselini, 1954). Film dans lequel Catherine et Alexandre (initiales C. & A. comme Camilla et Adam), se rendent à Naples pour hériter de la maison d'un oncle décédé... On peut légitimement repenser au prétexte de l'héritage reçu de Diane à la mort de sa tante pour venir jusqu'à Hollywood tenter sa chance.

Dans Mulholland Drive, on trouve aussi trace de références explicites à Gilda, Sunset Boulevard via des affiches, des panneaux... Autant de citations franches qu'affectionnait de faire Jean-Luc Godard dans ses films.

Il faut par ailleurs revivre l'accident de voiture coûtant la vie à la Camille incarnée par Brigitte Bardot ainsi qu'au producteur Jérémy Prokosch, les hystériques ellipses et sauts dans le temps, la valse de tenues qui se succèdent sur Brigitte Bardot, une crinière blonde soudain troquée pour une perruque brune. La rumeur rapporte que l'utilisation de cette dernière était un clin d'oeil de Jean-Luc Godard à sa muse et compagne, Anna Karina qui n'entrait pas dans les plans des producteurs désireux d'avoir une tête d'affiche "bancable" - ce sera Brigitte Bardot -. Une blonde troquée pour une brune... Et tiens, pendant qu'on y est, les intiales d'Anna Karina, AK, ne nous rappellent-elles pas quelque chose... Alice Kingsley, Adam Kesher.

J'ai follement aimé cette anecdote dans Le Mépris cristallisée autour d'un jeu de mots sur les initiales BB qui évoque tour à tour Brigitte Bardot, Bertold Brecht et pourquoi pas... Bob Brooker ? Je m'explique : il est fondamentalement question dans cet échange d'une réflexion sur les engagements nécessaires avec l'argent lors de la réalisation d'une oeuvre. Et implicitement le choix de BB à la place de AK, Brigitte Bardot à la place d'Anna Karina, Bob Brooker à la place d'Adam Kesher ?

Ainsi apparaissent avec plus de pertinence les choix qui poussent un créateur à des compromissions y compris jusqu'à mettre en danger son amour : la façon dont l'histoire du personnage interprété par Michel Piccoli influence sa compréhension de l'Odyssée (Pénélope a peut-être trompé Ulysse, qui ne veut plus revenir... Ses propres doutes quant à la fidélité du personnage de Brigitte Bardot affleurent). Une même imbrication entre la vie personnelle du héros scénariste et son projet de film au point mort et qu'il faut réactiver... Or c'est bien ce que dans la vie David Lynch a dû faire concernant son film lorsque le pilote a été rejeté par tous les mécènes et chaînes de télévision... Autant de clins d'oeil à l'adaptation, au cinéma, au théâtre, au mercantilisme et à la pureté de la création... De belles idées, généreuses, que partagent intensément les 2 films.

Enfin, le point d'orgue dans Le Mépris est évidemment cette petite scène en apparence anodine au cours de laquelle naît imperceptiblement le mépris, se noue le drame de l'oeuvre suite à une méprise, une incompréhension... Or c'est ce qui est mis à l'index lors de la scène du repas dans le film de David Lynch, ou devrais-je dire la cène au cours de laquelle tout bascule pour le destin des 3 personnages principaux (Adam, Camilla, Diane) à un moment très bref, presque invisible. Et pourtant, le projet de mort est déjà en route...


Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950)


Le lien de parenté avec Sunset Boulevard est patent, par le titre, la citation explicite, la thématique générale - Hollywood et l'envers de son décor, monde cruel des apparences.

Et puis j'ai revu Sunset Boulevard pour creuser le sujet. Pour la première fois, la narration dès le début puis tout au long du film me paraissait étrange. Il faut bien avouer que j'étais mobilisé par le film de David Lynch dont le point de vue, la narration est au coeur du secret de fabrication.

Un homme mort dans une piscine est donc en train de me parler, et je ne rêve pas... Comment cet homme - Joe Gillis - peut-il me livrer cette confession depuis une piscine où son corps inerte flotte ? La magie du cinéma sûrement, mais il est pourtant bien aussi question d'une réflexion sur l'écriture et la création cinématographique, d'une forme d'auto-analyse potentiellement vertigineuse si par exemple Joe Gillis, le héros et scénariste, s'avérait être le véritable auteur de cette histoire qui défile sous mes yeux ? Or il n'en est rien, puisqu'il est mort, puisque le temps lui a manqué pour le faire, puisque tout dans le film tend à démontrer que ce qu'il écrit pour la star déchue n'est qu'une vulgaire commande, que le projet qu'il élabore par ailleurs en cachette avec la jeune scénariste Betty Schaeffer a pour sujet tout autre chose que ce qui nous est donné à voir...

Comment ce film a donc pu légitimement - et rationnellement - voir le jour ? Si le cinéma comme je le crois est plus fort que la réalité, Billy Wilder n'est donc qu'un passeur entre 2 mondes. Il me vient alors l'idée que cette voix off est celle d'un témoin de l'histoire de Gillis, un acteur discret, un personnage secondaire attaché à la mémoire de notre héros disparu, et paradoxalement, égoïstement, à sa propre réussite personnelle. Prenons par exemple une scénariste répondant au prénom de Betty (Schaeffer) et faisant d'une pierre deux coups : rendre hommage à Joe Gillis tout en écrivant ou réalisant son premier film. Celui que nous sommes en train de regarder, vous me suive toujours ?

Tout devient alors limpide : le film que je regarde (Sunset Boulevard) est avant d'être signé Billy Wilder celui qui a lancé la carrière d'une jeune scénariste ayant connu Joe Gillis. La jeune femme a l'idée d'écrire ce film après la mort de Joe, projet qui va lancer sa carrière. Cela crée chez moi le sentiment curieux que c'est elle, à travers son héros, qui s'adresse à nous. Elle peut en outre l'avoir écrit pour avoir été un témoin privilégié de ce drame. Ironie du sort, Joe Gillis l'avait sous les yeux, entre les mains, l'histoire géniale qui le relancerait, mais il n'a rien vu venir. Quelqu'un d'autre en aura profité.

Après tout, la vraie mise en abyme de Sunset Boulevard est bien là : Dès qu'on veut bien accepter  l'hypothèse que le récit est porté par un témoin de l'histoire de Joe,  l'interprétation du chef d'oeuvre de Billy Wilder devient vertigineuse, la boucle est alors bouclée. Le film devient un objet qui fonctionne en soi, hors de notre monde, s'affranchissant totalement de la réalité.

Le prénom Betty vient ainsi éclairer d'un nouveau jour et la véritable genèse de Sunset Boulevard et implicitement celle de Mulholland Drive (Schaeffer dans un cas, Elms dans l'autre). Et oui, pourquoi ce dernier ne pourrait-il pas fonctionner de la même façon ? La partie visible serait celle d'une jeune femme au destin tragique dans LA, mais elle meurt in fine, anonymement, et n'aura pas le temps de rapporter sa terrible histoire à quiconque... Il y aurait donc possiblement un rêveur, un personnage dans l'ombre, dans son entourage, qui rendra hommage à Diane après sa mort. Mais alors qui bon sang ?