mardi 23 mars 2010

Le sport comme le cinéma

Lorsqu’il offre un spectacle d’exception, le sport ne fait-il pas la limpide démonstration de ce à quoi nous aspirons tous, l’élévation de l’âme vers des sphères inexplorées ? Peut-il produire le même effet qu’un vers assassin d'Arthur Rimbaud lorsqu’il nous aveugle jusqu’à nous tirer des larmes ? La première écoute d’une musique dont vous sentez qu'elle vous accompagnera tout au long de votre existence, la transe déclenchée par la vision d’un film dont vous garderez jalousement au fond de vous et pour toujours les morceaux de bravoure, souvenirs intimes de moments de grâce imprimés à jamais dans vos mémoires déchiquetées, tous ces moment uniques nourrissent, finissent par faire partie intégrante de votre être. Oui, le sport est un art majeur, une célébration, un feu d’artifices d’émotions supérieures et de sentiments dans le secret des voies impénétrables. Et que cela soit écrit une bonne fois pour toutes.

C’est pourquoi je veux ici et maintenant vous rapporter un moment sportif d’exception, lors d’une anodine et printanière après-midi de mai 2006. Je veux témoigner parce que les commentateurs ne furent pas à la hauteur de l’événement, pas plus que l’ensemble de la presse le lendemain. Chacun y allant d’un tiédasse « A l’issue de l’un des plus beaux matches de la quinzaine, le miracle n’a pas eu lieu ». Faux, archi faux, Messieurs. Miracle il y eut au cours d'un match d’une intensité aussi rare qu’inouïe. Car ce jour-là, un « petit » français, Paul-Henri Mathieu, devait servir de mise en bouche à l’extraterrestre spécialiste de la terre (sic), Rafael Nadal. Il aura pourtant livré la performance la plus accomplie de sa jeune carrière.


J’ai assisté cet après-midi là au plus grand match de tennis, au plus dramatique, au plus incroyable, au plus dantesque, au plus shakespearien depuis un certain Michael Chang-Ivan Lendl.



Un authentique combat de boxe où 2 adversaires se rendirent coup pour coup, ne lâchant pas le moindre bout de terrain, deux beaux diables livrant bataille jusqu’à leur(s) dernier(s) souffle(s).


Mais là où le pugilistique et titanesque Thomas Hearns Vs Marvin Hagler n’avait duré que quelques minutes d’une électricité folle, presque inhumaine, l’affrontement sur terre battue de ce mois de mai allait nous tenir en haleine, avec la même intensité, près de 5 heures.

Vous connaissez beaucoup de musiques, de films, de chefs-d’œuvre qui vous illuminent dès la première seconde, sans faiblir, et ce 5 heures durant ?


Je peux dire à toutes celles et ceux qui auront loupé cet événement sportif rare, qu’il est de la trempe d’un France-Allemagne 1982.


Notre « héros » en sort battu mais grandi, et ce pour l’éternité. Un tenant du titre qui n’aura jamais autant souffert depuis la prise de son pouvoir lors de l’édition précédente. Le mettre en péril, c’était alors chose rare, passer à un cheveu de le terrasser, sentir que ce fut possible, voilà qui était de l’ordre de l’impensable. Paul-Henri ce jour là était de cette trempe, de la trempe des impensables qui vous entraînent derrière eux vers la foi qu’à l’impossible nul n’est tenu.

Comme dirait Thierry Roland un fameux soir de juillet 1998 : « après un match pareil, on peut mourir tranquille… » Même après une défaite.

Alors Paul-Henri, je voulais te l’écrire. Tu n’as pas le palmarès de ton adversaire du jour, mais à l’échelle « sentiments » de Richter, tu a les 4 grands chelems, tu les as gagné 10 ans de suite, pulvérisé tous les petits records… Dis-toi que ce match à mes yeux et dans mes souvenirs d'amoureux du sport occupe désormais une place à part, vaut toutes les couronnes du monde, parce que je n’avais pas vibré comme ça depuis des lustres et tu en fus le principal chef d’orchestre. Tu es désormais intouchable, pardon impensable, bref comme il te plaira. Tu es devenu l’un de ces rares passeurs vers des contrées vierges, peut-être oubliées où, à l’abri des doutes, l’esprit défiant toute logique redevient conquérant. C’était sûrement le match de ta vie, l’un des moment sportifs de ma vie de spectateur.

Et ne serait-ce que pour cela, PHM, parce que je ne l’ai lu nulle part à l’époque, je voulais te dire Merci.

The Changeling. L'enfant du diable. Peter Medak. Réhabilitation

De Peter Medak (1980, 110mn)
Avec Georges C. Scott, Melvyn Douglas, Trish Van Devere

“En d’étranges éternités, même la mort peut mourir” H. P. Lovecraft




Divin enfant du Diable

Difficile de parler d’un film que probablement peu d’entre vous, chers lecteurs, ont eu la chance de voir. Mais je me dois ici et maintenant de vous donner l’envie de le découvrir, car voici un film immense et - comme trop souvent - injustement oublié. Vous allez comprendre pourquoi…


The Changeling sort en 1980 sur les écrans français sous le titre L’enfant du diable avant de disparaître dans les limbes de nos mémoires étanches pour ne jamais réapparaître ou presque - 2 diffusions TV en 30 ans.

C'est à tous les sens du terme un film fantastique. Une de ces merveilles à ranger immédiatement aux côtés de The Innocents (Jack Clayton, 1961) et The Haunting (Robert Wise, 1963). Car il y est évidemment question, vous l’aurez compris, d’une maison hantée et des secrets qu’elle recèle.


Ne faut-il d’ailleurs pas entrevoir dans le choix du titre français à l’époque, L’enfant du diable, une volonté délibérée d’établir une filiation avec le titre français de The Haunting à savoir La maison du Diable ?



Un homme vidé dans une maison habitée

John Russell, compositeur de renom, assiste impuissant à la mort de sa femme et de sa fille unique dans un terrible accident de voiture. Rongé par la culpabilité, il finit malgré tout, malgré lui, par choisir le camp de celles et de ceux qui préfèrent la vie. Et voilà où commence vraiment le film et pourquoi il nous secoue, tant les questions qu’il soulève sont universelles : Comment tourner la page ? Comment faire le deuil d’une belle histoire dont vous avez brutalement et injustement été privé ? Comment réinventer sa vie ? La réponse de John Russell est dans un premier temps intuitive donc géographique. Il déménage. Partir loin, très loin. Faire table rase, éliminer toute trace de son passé. Impossible de rester plus longtemps dans un appartement où il est prisonnier de souvenirs trop douloureux à affronter. Sur les conseils d’amis, il change de cadre, gagne une autre ville et s’installe dans une demeure immense de style gothique, impressionnante, labyrinthique. Au milieu du salon immense trône un piano, comme une offrande. Un nouveau départ l’attend. Retrouver l’inspiration au piano, reprendre les cours qu’il dispense à des étudiants du conservatoire, et investir ce nouveau lieu, aussi fascinant qu’effrayant. La machine se remet lentement en route. Lentement mais sûrement. Sauf que John est toujours aussi seul, terriblement seul. Donc un client idéal pour être à l’écoute de la maison et de ses bruits les plus intimes.


John pianote, mais une note se dérobe sous ses doigts. Les canalisations imitent des voix d’enfants qui hurlent. Une balle de caoutchouc tombe le long des interminables marches de l’escalier principal, autant de séquences mythiques qui vont ponctuer l’action de The Changeling. John est-il devenu fou de malheur ? A-t-il des visions ? Est-il un meurtrier en devenir à l’instar d’un Jack Nicholson dans un autre film célèbre de maison hantée ?


Dès lors qu’il est installé, des évènements étranges se produisent dans la maison autour de lui mais de façon inhabituelle car en plein jour – contrairement à la tradition qui veut que l’apparition de signes surnaturels n’intervienne qu’à la nuit tombée. Très vite, John Russell comprend que cette maison est habitée. Il va chercher à entrer en contact avec l’esprit habitant les lieux. D’où vient cette motivation ? Pourquoi ne pas fuir ? Parce qu’inconsciemment il a le secret espoir que sa femme et sa fille lui ont survécu, que ce sont elles qui cherchent à établir le contact. Parce que, dans tout autre cas de figure, sa mission est celle de sa rédemption. Réhabilitation d’un homme qui s’est senti incapable de sauver femme et enfant.



Une oeuvre charnière

Mais le plus fascinant dans ce film est de ressentir à quel point il a constitué une influence majeure pour des réalisateurs emblématiques du cinéma contemporain. Et pour commencer Alejandro Amenabar. Je peux, d’ores et déjà, vous dire qu’une scène de spiritisme, point d’orgue de The Changeling, vous rappellera immédiatement l’une des scènes finales de The Others. De même, un mystérieux gardien des lieux nommé Tuttle dans The Changeling renvoie naturellement au personnage éponyme (le jardinier) du film d’Alejandro Amenabar.


Comment, dès lors, ne pas imaginer le réalisateur espagnol jetant les premières lignes de son film alors qu’il regarde The Changeling, confortablement installé dans l’obscurité d’un salon confortable, sa petite chapelle, et se disant dans un éclair de lucidité : « Et si je racontais l’histoire de cet esprit ? Si toute mon histoire à moi était écrite de son point de vue ? Et si les héros du film étaient justement les fantômes ? ».

Mais il y a encore plus frappant : après avoir vu The Changeling, difficile de penser que Kôji Suzuki, l’auteur de la nouvelle dont s’inspire le film The Ring (Hideo Nakata, 1998), n’en a jamais eu connaissance au moment d’imaginer de quoi serait faite sa nouvelle, devenue culte. Je pense notamment à une impressionnante séquence de fouille au fonds d‘un puits. Mais je n’en dis pas plus.



Quant à l'une des séquences les plus incroyables - une femme poursuivie par une chaise roulante vide, filmée en vue subjective depuis la chaise - n’aurait-elle pu influencer Sam Raimi lorsque, deux ans plus tard, il réinvente, dans Evil Dead (1981) la vue subjective pour incarner son monstre invisible de la forêt ?





Je pourrais ajouter à la liste Jaume Balaguero qui de façon pas si anodine, sanctifie dans Fragile (2005) un enfant brisé sur une chaise roulante – le cœur de l’intrigue de The Changeling - … Il suffira pour cela de comparer les affiches respectives des deux films.


Quant à The Others, il est intéressant de se rappeler qu’à l’heure de définir un axe créatif pour son film, Alejandro Amenabar s’est plongé intelligemment dans son immense cinéphilie : The Innocents constituant indéniablement une autre influence majeure du film d’Amenabar … Une femme et deux enfants n’y tiennent-ils pas la vedette dans une maison hantée ? Regardez plutôt...


Deux films et une même identité visuelle : deux femmes aux visages si étrangement semblables jettent leurs regards inquiets vers la gauche.


The Innocents, The Haunting The Others The Ring Fragile… The Changeling est bel et bien à la croisée, un chaînon manquant entre de très grands films d’épouvante qui fleurent bon la folie et le fantastique. Voilà pourquoi il est impératif de le redécouvrir.


Chant du cygne pour trois acteurs en état de grâce

On associe spontanément l'immense George C Scott à ses prestations dans Autopsie d’un meurtre (Otto Preminger, 1960), L’Arnaqueur (Robert Rossen, 1961), Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1963) et Patton (Franklin J. Shaffner, 1970). Mais à mon sens, il livre ici une de ses plus grandes partitions, campant un homme d’abord seul et détruit, puis déterminé à résoudre une énigme pour sauver son âme.

Impossible de ne pas rendre également hommage à la femme de sa vie, Trish Van Devere. Eclatante de bout en bout au cours d’une enquête mystique qu’ils mèneront côte à côte. Ils furent d'ailleurs réunis à deux autres reprises devant la caméra : Le jour du dauphin (Mike Nichols, 1973) et Folie, Folie (Stanley Donen, 1978). En outre, le grand public connaît bien le visage de Trish Van Devere puisque c’est elle qui tint tête au lieutenant Columbo, dans l’un des meilleurs épisodes de la série : Make me a perfect murder (James Frawley, 1978).


Quant à Melvyn Douglas, il apparaît ici dans l’un de ses derniers rôles. Une légende d’Hollywood oscarisée à plusieurs reprises. Né en 1909, cet acteur, vous l’aurez forcément vu dans un nombre incalculable de classiques : Une soirée étrange (James Whale, 1931), L’Ensorceleuse (Frank Borzage, 1938), Ninotchka (Ernst Lubitsch, 1939), La femme aux 2 visages (George Cukor, 1941), Passion Fatale (Robert Siodmak, 1949), Billy Budd (Peter Ustinov, 1962). Décédé en 1981, The Changeling lui offre un rôle shakespearien à sa démesure. Hommage mérité.


L'Homme d'un Chef d'Oeuvre ?

Charles Laughton fut le réalisateur d’un seul film mais quel film ! Un monument du 7ème art (La nuit du chasseur, 1955). Pour d’autres, il a également suffi d’un film pour leur valoir une reconnaissance éternelle : Peter Ustinov (Billy Budd, 1962), Seth Holt (Confessions à un cadavre, 1965), Denis Hopper (Easy Rider, 1969), Leonard Kastle (The honeymoon killers, 1970), Donald Trumbo (Johnny s'en va-t-en guerre, 1971), Saul Bass (Phase IV, 1974), Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse, 1974), Don Coscarelli (Phantasm, 1978), Jim Sharman (The rocky horror picture show, 1978), Ruggero Deodato (Cannibal holocaust, 1980), Vernon Zimermann (Fondu au noir, 1980), Gabriel Axel (Le festin de Babette, 1987), et tant d’autres font partie de ces noms presque anonymes, effacés derrière un titre de film qui envahit tout l’écran. Autant de réalisateurs adulés, vénérés en un seul coup de maître, surnageant dans une filmographie par ailleurs quelconque ou famélique.

C’est à mon avis le cas de Peter Medak. The Changeling est son chef-d’œuvre, un diamant brut dans un océan de vulgaires cailloux, à peut-être deux exceptions près : le très intéressant Romeo is bleeding (1993), l’un des grands rôles de Gary Oldman, dans la plus pure tradition du film noir. Savoureux mélange d’humour british et d’histoire criminelle au cœur de l’Angleterre des années 60, Les Frères Krays (1990) mérite également le détour.

Mais revenons à l'essentiel, The Changeling : un seul mot d’ordre convient pour finir, réhabilitons-le, enfin !

Sur ce, lumières éteintes ou paupières fermées, il me reste à vous souhaiter bon voyage dans l’au-delà…