mardi 11 mai 2010

Double Indemnity. Assurance sur la mort. Billy Wilder. Nouvelle interprétation


"Un sommet du film noir, vous voulez rire ? Ou alors revivons dans les années 40... C'est qu'il branle de partout le vieux rafiot, ça vient de commencer et tout est déjà là, vulgairement déballé au pied du sapin dont l'odeur vous pique honteusement les narines. Circulez, de suspense ici vous ne trouverez point ! Mais quelle idée farfelue a bien pu germer dans le cerveau de Billy Wilder pour nous faire pénétrer la genèse d’un meurtre par le bout le moins mystérieux et pour tout dire le plus emmerdant de la lorgnette ? la confession du meurtrier de sorte que son identité, les raisons pour lesquelles il a commis ce crime et le sort qui lui est promis à la fin de l’histoire - une mort imminente et certaine - nous sont livrés d'emblée."

Voilà ce que fut ma première réaction après 5 minutes de film, flairant le déroulement tiédasse et paresseux d’une partition prévisible. Une histoire cent fois rebattue par les temps qui courent, femme fatale, amant sous influence, mari trompé, crime crapuleux… Le comble pour un polar à bien y regarder.

Découragé par ces puissants vents contraires, je me fis rudement violence pour y aller malgré tout, m'engager sur une autoroute dont chaque étape, je le pressentais, ne serait là que pour enfoncer un même clou, pour ne raconter au fond qu’une chose : Comment monsieur tout le monde est devenu un inexorable meurtrier par la faute des femmes et de sa cupidité ?


LA VERITE EST HEUREUSEMENT AILLEURS

Et pourtant, à mieux y regarder, elle opéra, la magie, le mystère et le trouble aussi. J’eus même la nette intuition à 2 ou 3 moments du film - sur lesquels je vais revenir - que quelque chose de vital se jouait dans le hors champs. Un ensemble harmonieux baigné d'un halo spectral, zébré de fulgurantes apparitions mais diffuses, habiles éclipses du monde réel, échappant littéralement à l’œil nu. Comme si le génie du film s'était furieusement recroquevillé dans ses angles morts, fondements d’une oeuvre irréductible dans ce qu’elle aurait su, pour le coup, préserver de mystère et de force d’innovation. Un objet de fascination précurseur du cinéma intérieur et subjectif de David Lynch.

C’est de cette intuition qu’est né mon désir de localiser la trappe secrète dissimulée dans le récit, d’accéder à ce double fond, où, qui sait, aujourd'hui encore, se terre, intact, le mystère de l’oeuvre, d'où proviennent les sons, comme étouffés, des battements de son coeur.

Car il faut se remettre dans le contexte du milieu des années 40 : pour l'époque, Billy Wilder et son co-scénariste Raymond Chandler font figures d'épouvantails, hérétiques de surcroît, lorsqu'ils prennent à rebrousse-poil le sacro-saint dénouement à suspense (qualifié depuis d'Hitchcockien), décidant de le placer en amorce avant de dérouler une histoire faussement monotone. Génial subterfuge, on va voir pourquoi et comment, destiné à endormir notre vigilance, pour mieux noyer sa vérité, la vérité en somme...



COMMENT LE FILM PARVIENT-IL A TROMPER LA VIGILANCE DU SPECTATEUR ?


en détournant les codes du genre



Le premier élément tangible, c'est cette subversion de tous les instants que les auteurs distillent aussi habilement que généreusement. Mécanique sournoise et ô combien efficace qui produit chez le spectateur les conditions d'une empathie inconditionnelle à l'égard du narrateur.

L’exposition initiale du personnage central, Walter Neff, est à cet effet éloquente : tout contribue dans la forme à nous décrire une course contre la mort, le baroud d'honneur d'un privé qui cherche à révéler le fruit de ses investigations avant qu'il ne soit trop tard. On fait donc immédiatement corps avec lui… Sauf que Neff n'est qu'un agent d’assurance sans relief, criminel d’un jour, venant au petit matin avouer un double homicide. L’identification est pourtant totale… C'est ainsi qu'avant même d'avoir ouvert la bouche, l'anti-héros bénéficie déjà des faveurs de son public.

Même principe lorsqu'est mis en exergue son attachement visible à des valeurs telles que l'amitié - je pense à ces moments fugaces que choisit Neff pour allumer, prévenant, le cigare de Barton Keyes, son supérieur hiérarchique et mentor.



Et que dire lorsqu'on se prend à craindre le pire pour les amants maudits (Walter Neff et Phyllis Dietrichson) alors qu'ils s'évertuent à déguiser le meurtre du mari de Phyllis en accident afin de percevoir la fameuse Double indemnity.

Ce premier effet déformant, ce travestissement de situations balisées, connues, génère 2 niveaux de lecture en même temps que des sentiments ambivalents. Un décalage entre ce qu’on croit deviner du déroulement d’une scène et ce qui s’y trame réellement, qui contribue d’évidence à la magie dévorante de ce film.



en décalant habilement l'image et son commentaire

A certains endroits se met en place une même schizophrénie du récit entre la scène et la voix off qui l'accompagne. Des éléments venant contredire ce que la voix de Neff nous y susurre pourtant avec conviction…


Même si Walter confie par exemple avoir commis l’irréparable en partie pour une femme, on le découvre à l’écran beaucoup moins « sous influence », voire même résolument manipulateur... N'est-il pas le dépositaire de l’idée du meurtre, suggérée à Phyllis très vite après leur première rencontre ? Comme une clé subliminale pour nous rappeler combien le récit proposé reste éminemment subjectif. L'intérêt de images est dès lors de nous murmurer autre chose peut-être de la réalité de ce qui se produisit alors.


en éludant l'air de rien les vrais motifs de la confession de Neff

Mais voilà surtout un film qui, chacun en conviendra, aurait pu s'intituler La confession. Et pour cause : contrairement à de nombreux autres films noirs basés sur une voix off, celle-ci, on finit par l’oublier, s’adresse moins au spectateur que nous sommes qu'à un autre personnage du film, Ben l'occurrence Barton Keyes. Elle est donc tout sauf esthétique, tout sauf accessoire...



Revenons par exemple à cette scène d'ouverture dont le caractère vital s'agissant de Walter Neff qu'on sait déjà être à l'article de la mort, fait selon moi intelligemment oublier ses vraies motivations lorsqu'il décide de faire ses aveux en même temps que ses adieux.

Parce que lesdits motifs, lorsqu'on y repense à tête reposée, sont assez eu crédibles. En effet, qu'est-ce qui peut bien l'animer, Neff, au petit matin pour aller enregistrer cette confession alors qu’il se sait condamné, que la vérité sera de toute façon révélée ? Poussé par une irrépressible envie d’épater son supérieur ? Lui réserver la primeur d'un scoop ? Si Walter est prêt à aller jusqu’à tuer pour de l’argent et pour une femme qui n’est désormais plus de ce monde, le sens exacerbé d'une amitié désintéressée aux premières lueurs du jour suffit-il à expliquer une telle démarche ? Surtout quand on connaît le bonhomme. ! Rappelons-nous que Neff déteste sa vie, son travail, son lieu de travail, il se rêve en haut de l'affiche, plein aux as, aux bras d'une femme sublime, tout le contraire de ce vieux garçon de Barton Keyes, surtout ne pas finir comme lui... Neff est également têtu. Revenir à tout cela au seuil de sa propre mort, reniant sa nature profonde, me semble assez peu probable.

D'où ce désir de remonter le fil de ma réflexion en partant d'un nouveau postulat : Walter Neff a t-il pu puiser dans ses dernières forces pour rallier son bureau avec une arrière-pensée, en obéïssant à un objectif bien différent, aux antipodes ? Après tout, pourquoi l'habileté des auteurs à subvertir les codes narratifs d'un genre ne pourrait-elle pas devenir par transition l'arme fatale du narrateur ? Neff est l'avatar de Wilder, le metteur en scène de sa confession. Et son public, c'est Barton Keyes. Repartons de là.


Les scènes ravivées par la mémoire de Neff lors des flashbacks successifs ont ceci de vertigineux qu’elles ne correspondent à rien d'autre qu'à sa volonté de consigner une histoire avec tout ce que cela comporte de subjectivité, à l'exception peut-être de moments susceptibles d’être recoupés par le témoignage de personnages encore vivants. ayant croisé sa route Je pense par exemple à 2 scènes impliquant directement Nino Zachetti, le fiancé de Lola Dietrichson (belle-fille de Phyllis) : la première le met en scène alors que Lola se fait déposer en ville par Neff. La deuxième est la scène finale au cours de laquelle Neff fait la morale à Zachetti aux abords de la maison de Phyllis. Je pense également à une scène réunissant Lola et Neff au bureau de ce dernier, pour laquelle de nombreux témoignages pourront aisément confirmer qu’elle fut effectivement en sa compagnie ce jour-là … Pour le reste c'est bien Neff et lui seul qui ordonne et présente des faits qui sont par définition sujets à caution.

Cette simple idée que le récit malgré sa linéarité, la cohérence, la vraisemblance de ses enchaînements, puisse être le fruit d’une habile reconstruction, est l’élément clé, la fameuse trappe secrète, qui vient troubler la quiétude d’un projet en apparence raisonnable. Exactement l'effet que ferait par une chaude après-midi d'été la découverte d'un bout d'oreille sanguinolent dans un vert pâturage...



Voilà qui n’est d'ailleurs pas sans rappeler un film plus récent Usual suspect qui en faisait le cœur de sa mécanique, mais une mécanique qui pour le coup tournait à vide. J'ai surtout repensé au chef d'oeuvre, pierre angulaire de cet exercice de style, le meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie. Et je m'étonne que personne n'ait jamais envisagé Double indemnity sous cet angle qui rend l'ensemble d'autant plus instable, vénéneux, insaisissable.

Il s'agit à présent de comprendre les vraies raisons de Walter Neff lorsqu'il décide de déposer dans l'urgence un faux témoignage, et surtout de découvrir quelle est cette invraisemblable vérité qu'il pourrait chercher à cacher.



LE ROLE INAVOUE DE LOLA DIETRICHSON


Dès lors que, par la force des choses, Neff prend ses distances avec Phyllis, nous savons de source sûre que Lola vient à lui, une scène objective à ses bureaux devant témoins en atteste -. Elle lui fait probablement part de ses craintes : Phyllis s'est rapproché de son jeune amant Nino Zachetti. Lola rappelle aussi que sa propre mère aurait été empoisonnée par son infirmière de l'époque, une certaine Phyllis… Compatissant, Neff commence à douter sérieusement des intentions de Phyllis à son égard. Elle pourrait bien quitter le navire, sans pré-avis. Neff est d'après les indications qui nous sont données trop réfléchi, trop lâche aussi, pour envisager une expédition punitive et irrationnelle en retour mais il sous-estime chez Lola une impérieuse envie de meurtre à l'endroit de sa belle-mère.

Or la police retrouvera dans quelques heures le corps sans vie de Phyllis. Neff n'élude-t-il pas dès lors à dessein le rôle majeur qu'aurait joué Lola dans cette macabre scène finale qui fut peut-être un dernier acte à 3 ?



Il faut, pour l'imaginer, revoir la fameuse scène finale, la façon dont les 3 coups de feu sont tirés. Phyllis tire sur Neff puis se rapprochant d'elle, ce dernier tire à son tour 2 fois, à bout portant... Pourquoi 2 fois ? Pourquoi pas, me direz vous ? A chaque nouvelle vision de ce film, je n'ai pourtant cessé de butter sur ce moment, de me demander pourquoi cette précision sinon pour faire écho à l'autopsie qui serait faite ensuite. Oui elle a été tuée de 2 balles, c'est moi et seulement moi, j'ai tiré par 2 fois.

Etrange par ailleurs la façon dont Neff, quelques minutes après, empêche Nino Zachetti de pénétrer dans la maison… Quel intérêt a-t-il de le faire si ce n’est pour éviter que Nino ne découvre la vérité, la présence (et la complicité de fait) de Lola sur les lieux du crime ?

Fort de ces quelques éléments troublants, récapitulons : Neff est tombé sous le charme de la jeune et fragile Lola. Découvrant le fameux soir que cette dernière est sur le point de commettre l’irréparable - assassiner Phyllis -, il intervient in extremis mais ne peut empêcher Lola de tirer. Phyllis blessée mortellement, réplique mais Neff s'interpose et reçoit une balle destinée à la jeune Lola. Prenant l'arme des mains de cette dernière, il achève Phyllis d'un deuxième coup de feu.

Mais il faut l'aimer sacrément la petite Lola pour voler ainsi à son secours. Alors j'en viens à m'interroger... Neff omet peut-être de rapporter à Barton Keyes que lui et Lola sont devenus amants. Lola c'est après tout Phyllis en plus jeune, plus belle... Avec un prénom qui n'est pas sans rappeler celui de Lolita. Ensemble, ils se découvrent des objectifs communs. Lui se sent abandonné, elle ressasse depuis trop longtemps ce désir de venger sa mère. Chacun a désormais une bonne raison de passer à l'action... En d'autres termes, ils vont unir passionnément leurs forces. Un couple maudit se substituant à un autre.

Cela remet notamment en mémoire ces scènes anodines au cours desquelles Neff et Lola partagent leurs journée de façon visiblement candide. En les revoyant, vous noterez que ces moments, précieux, ont la parfaite apparence de la romance : Ils se voient une première fois presque en cachette des parents dans la voiture de Neff, ils s'asseoient dans un parc sous les arbres avec vue imprenable sur la ville...

Mais les choses tournent mal : Phyllis est prévenue par Nino Zachetti, ex fiancé de Lola et observateur averti de sa relation naissante avec Neff. Phyllis se prépare donc à l'affrontement final en glissant une arme sous le fauteuil du salon. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour que le drame se produise. Neff sauvera in fine Lola par sa confession et dans cette configuration le fait non plus seulement pour racheter ses fautes mais aussi par amour.

Ainsi, l’urgente nécessité qui est la sienne de rallier au petit jour son bureau pour témoigner devient un mobile massif, quasi existentiel, animé qu'il est alors par la volonté farouche de laver sa culpabilité, racheter ses crimes, en sauvant Lola de la peine capitale. c'est pour cela qu'il endosse toute la responsabilité du meurtre de Phyllis.

Neff commençait sa confidence en avouant qu'il avait commis un crime pour de l'argent et pour une femme... Mais il n'aura pas précisé pour laquelle des 2 femmes...

Un film immortel, je vous dis.