lundi 18 juillet 2011

Valhalla Rising. Nicolas Winding Refn. L'Evangile selon One Eye.



L'époque, les personnages et l'oeil abîmé du héros convoquent immédiatement une référence centrale : Les Vikings (Richard Fleisher, 1958).


Le premier chapitre nous décrit un petit monde archaïque et montagneux, hors du temps, dans lequel un guerrier réduit à l'état d'esclave, ou plutôt d'animal en laisse, va se libérer de ses chaînes grâce un petit objet métallique, la pointe d'une flèche, dans une idée forte qui n'est pas sans rappeler l'évasion d'Hannibal dans Le silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991) par le biais d'une épingle à première vue inoffensive et surtout inatteignable.


Cela met en perspective un récit qui bien sûr emprunte au destin du gladiateur, de l'esclave insoumis - il y a aussi du Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) dans ce démarrage - mais tout autant du thriller horrifique avec son serial killer (sorte de Lecter du Xème Siècle) inspirant une frayeur telle chez ses propriétaires que ces derniers font montre d'une méticulosité maladive dans les précautions prises, jusque dans les détails les plus fous (même enfermé dans sa prison de bois, le détenu est maintenu enchaîné. Double peine). Un  habile façon de faire cohabiter harmonieusement les codes de genres en apparence très différents.



Dans la relation qui s'installe dès le départ entre l'enfant blond comme les blés (tout droit sorti d'un univers Bergmanien).


et celui qu'il baptisera lui-même One Eye, il y a aussi (je suis formel) du Jean-Pierre Melville : One Eye est un tueur impitoyable exécutant « des contrats » pour ses employeurs. L'ancêtre du tueur à gages. J'ai pensé au Samouraï (1967) et ce héros muré dans son silence qui sait dès le départ comment tout finira. D'ailleurs, à l’instar du personnage incarné par Alain Delon, One Eye, derrière une violence aveugle, impitoyable, est capable de sentiments à l'égard de la petite tête blonde qu'il va protéger jusqu’à son dernier souffle.


Par ailleurs, ses visions de ce qui se prépare, sa brutalité ne rappellent-elles pas la divine atmosphère d'Hana Bi (Takeshi Kitano, 1997) et de son tueur là encore silencieux (des visions incantatoires et prémonitoires déjà) venant au secours d'une femme atteinte d'une maladie incurable.



J'ai aussi pensé à Zatoïchi, le samouraï aveugle (Takeshi Kitano, 2003) et ses fulgurances au sabre (ici une hache légère). One Eye sera jusqu'au bout du film cet authentique samouraï borgne, jusque dans la dignité qu'il finit par offrir en acceptant la mort qui vient à lui.



Avec la traversée mystique sur un Drakkar commence la recherche de la vérité, la croyance d'hommes dépassés. Le seul à surnager, à se faire confiance, à écouter ses visions, à sentir ce qu'il adviendra, c'est bien One Eye. C'est d'ailleurs de lui que viendra la révélation, en plein désespoir, qu'ils ont enfin touché terre.

Après mille souffrances endurées à bord de l'embarcation perdue dans la brume - je repense forcément à la superbe scène dans le brouillard du film de Richard Fleisher - et sur un océan privé de vent, la folie des hommes pousse l'un des guerriers à vouloir sacrifier l'enfant, cause possible de tous leurs maux. "Une malédiction " s'exclament-ils en coeur ! On pense alors qu'ils finiront bien par le manger puis s'entre-dévorer les uns les autres, un radeau de la méduse en gestation... Mais il n'en sera rien. Les images deviennent de sublimes peintures et me rappellent les grandes envolées visuelles et lyriques d'Andreï Tarkovski. Le soleil derrière la brume crée une luminosité diffuse très présente chez les grands peintres de la renaissance. Un gros plan fabuleux du manche d'une épée dominant tous ces hommes à la dérive me ramène enfin 30 ans en arrière et ma première expérience inoubliable au cinéma : Excalibur (John Boorman, 1981) et cette quête folle pour retrouver un graal insaisissable.


Puis c'est l'arrivée sur un continent qui se révèle ne pas être la Terre Sainte. Habile façon de mettre l'ironie de l'Histoire en lumière. Démonstration est faite que les Vikings furent peut-être les premiers à découvrir l'Amérique, mais ils en seront les grands oubliés. En toile de fonds, il y a cette idée rémanente qu'il faut se méfier des enseignements du passé, des idées reçues de la majorité, issues de la loi du nombre, du plus fort. One Eye c'est le destin d'un homme seul et réfractaire à toute idée qu'une loi lui soit imposée, divine ou mortelle. L'homme qui ne croit qu'en lui. L'image ultime de l'Athée, ni Dieu ni Maître, dès lors qu'il se libère de son joug. Mais une autre forme de prison prend déjà forme : le déterminisme, à travers les visions qui l'assaillent et lui dictent ce qui se prépare.



Sont désormais visibles comme les gènes de l'épopée psychédélique d'Apocalypse now (Francis Coppola, 1979), de l'errance hallucinée d'Aguirre (Werner Herzog, 1972) sur un fleuve d'amazonie, qui reviennent en écho dans la scène des flèches sorties de nulle part pour ôter une vie par ci une vie par là... Sans prévenir. On y retrouve le destin étrange d'un capitaine conradien descendant un fleuve pour trouver sa vérité. J'ai aussi repensé au trop méconnu The Lost Patrol (John Ford, 1937) qui avait véritablement inauguré le genre (voyage initiatique, ennemi invisible) au coeur d'un désert obsédant.




Un point culminant ? cette scène ubuesque de guerriers qui, pour se préparer à un improbable défi, absorbent la drogue qui les rendra invincibles, impitoyables au combat. Mais l'absurdité et le génie surgissent dans cette idée qu'étant aux prises avec un ennemi invisible, ils se retrouvent face à eux-mêmes. Cela tourne au trip paranoïaque dans une séquence fabuleuse où mêmes les riffs de guitare électrique collent parfaitement aux images extraordinaires proposées malgré le piège de l'anachronisme. Une gageure. C'est aussi le moment clé dans lequel One Eye lègue au futur son oeuvre, la marque de son passage sur cette terre inconnue : une stèle comme on en retrouvera des siècles plus tard.


L'avant-dernière scène, éblouissante, démontre enfin s'il en était besoin que One Eye est une authentique figure christique, celui qui d'abord rejeté, torturé deviendra guide malgré lui, suivi par des hommes qui le craignirent un temps. Un des guerriers dira d'ailleurs à l'enfant devenu l'interprète des sages pensées de One Eye :

"Qu'a-t-il dit sur moi ?"
"Que tu vas mourir"
"Il ment"
"S'il ment, pourquoi l'as-tu suivi ?"


Sur fond de croisade et d'évangélisation aveugle, Il est bien le seul à connaître le chemin. Tous les autres personnages sont irrémédiablement perdus, le cerveau mangé par des peurs d'un autre temps. Sa légende avait d'ailleurs pris forme lorsqu’ayant bu l'eau qui les entourait, devant l'incrédulité des autres hommes à bord du Drakkar, One Eye leur avait révélé qu'ils étaient arrivés sur un fleuve. "De l'eau douce !" S'écrira l'un d'eux. L’image biblique d’un calice donné à un guerrier qui en boit le contenu parle d’ailleurs pour elle-même.


Arrivé sur les rochers aperçus dans l'une de ses visions, One Eye dépose enfin les armes, pour la première fois, et accepte son sort. Les aborigènes semblent respecter l'homme et son choix. C'est comme s'ils avaient établi le dialogue, su communiquer à travers quelques regards échangés. Il touche d'ailleurs l'épaule de l'enfant comme un message lancé aux autochtones. "Tuez-moi mais laissez l'enfant" murmure-t-il de son œil rescapé. Tout se déroule sans le moindre échange verbal. Et selon la prédiction de One Eye, l'enfant pourra, par le biais de son sacrifice, bâtir son bateau et repartir vers le vieux continent. Il témoignera. La figure vivante de l'apôtre en devenir.


Parce que cette longue traversée vers une terre inconnue fut une traversée du désert, un chemin de croix au terme desquels les prédictions de One Eye se sont toutes réalisées. Il accomplit son œuvre, écrit les pages immortelles de son propre évangile dans les coursives de la Grande Histoire qui, au passage, aura tout avalé. Ou presque. Le trouble immense émanant du paradoxe et de la subversion qu’exhale la nature sanguinaire du héros.


Dans le même temps, Nicolas Winding Refn a posé sa propre pierre au sommet d'une stèle magique, inaugurée par ses illustres aînés. Il peut alors, à l'instar de One Eye, disparaître dans les eaux calmes de cette terre mystérieuse, redoutable, dangereuse et enchanteresse qu'est le Cinéma.


C'est ainsi qu'une immense page du 7ème Art vient de s'écrire.

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