mercredi 8 avril 2015

Joe


Ô la bien belle entrée en matière. Comme dans les grands romans. Première séquence étouffante à ciel ouvert autour d'une voie ferrée. Ou comment rendre irrespirable le grand air. Des laissés pour compte, des gens à la marge qui dans une grande ville vivraient sous un pont, stigmatisés, ou ne vivraient plus du tout… Pas ici ! Par ici, tous les chats sont gris, fondus dans un décor fascinant. Par ici, l'on semble attendre quelque chose, mais quoi ?  Peut-être ce train qui n'arrivera pas. Le plus fort à vrai dire c'est de nous faire supposer d'entrée par le jeu d'un montage alterné (d'une intelligence rare) que le jeune c'est Joe (Nicolas Cage) et que Joe c'est ce jeune surgi d'un lointain passé trouble (dont on ne saura d'ailleurs jamais rien). Une façon de rappeler au-delà de la ressemblance voulue, de la filiation recherchée entre les 2 personnages, que ce lieu austère les a précédé et leur survivra, qu'il ne change pas, ne se défigure pas, ne souffre d'aucune agression extérieure (et surtout pas du poids des années). Aucun coup de hache, aucun délicieux poison, rien n'y fera. L'Amérique profonde se succède à elle-même, comme les fantômes qui la hantent, nous imprègnent de leur mystère, de leur insondable humanité dans ce décor immuable. Le temps venu des éternels recommencements. Aux chairs lacérées sur un visage répondent les coups secs au canif dans le poitrail du daim lesté comme un sac de boxe. Le règne animal. Au son effrayant du crâne brisé répond la morsure fatale d'un chien gros comme un bison. Au diable la morale. Chacun la sienne par ici. On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a. Le temps semble s'être arrêté mais les plaies du passé, elles, sont bien là, palpables, prêtes à se rouvrir n'importe quand, sans la moindre raison valable… D'où l'incroyable tension qui tient le spectateur d'un bout à l'autre,  dans l'attente de la prochaine déflagration sans jamais savoir ni où ni quand elle se produira.    Le paternel frappe humilie ou tue, puis amuse le fiston dans une séquence fabuleuse de break Dance, tentative dérisoire de transmettre enfin, de redevenir quelques instants gracieux la figure rassurante du bon père de famille. Acteur et gueule mémorables au passage tout comme ce jeune homme étonnant de vérité dans ce rôle de "condamné" par la vie et qui illumine le film de son regard puissamment innocent. Tous deux immenses comme tous les autres personnages du film (le flic repassé, le dérangé balafré...). Tout sonne tellement vrai chez Joe ! Et quelle prestation hallucinante de Nicolas Cage que je retrouve enfin après tant d'années à faire semblant. C'est d'ailleurs sûrement le plus émouvant à mes yeux, parce que ce personnage, c'est un peu le Sailor de Sailor et Lula (les tatouages, la silhouette affinée, l'aigle fièrement porté dans le dos)  mais après une trop longue vie carcérale, orphelin de son passé, en quête d'oubli mais pas de rédemption, sans qu'on sache vraiment ce qu'il a fait tout ce temps, sans qu'on sache jamais qui sont ses enfants, ce qui le ronge tellement à l'intérieur... J'ai d'ailleurs espéré en vain sur ce pont éclairé par la lune qu'il susurre enfin au flic (simple et relation vraie entre les deux fabriquée de regards qui en disent long, de silences respectueux, de non-dits aussi) quelque chose au sujet de Lula et chacun, ému aux larmes, aurait compris...  Et tout ça ne fait qu'augmenter l'empathie pour Joe, le plaisir de voir Nicolas Cage revivre de façon si flamboyante, jusqu'à enflammer la pellicule. Je termine sur cette volonté farouche du réalisateur de renier tout manichéisme dans la description des personnages, elle est tout aussi louable. Or que n’ai-je entendu dire d'un Joe qui déborderait de clichés crasseux ???? Ce film est au contraire un modèle de subtilité (aucun gentil, aucun méchant) où chaque personnage est imprévisible jusqu’à se montrer attachant après avoir brutalement ôté une vie…  Donne moi ton fric, je te dissoudrai, donne moi ton sang, je t’absoudrai. Chaque personnage commet l’irréparable, franchit allègrement toute frontière morale au péril de sa vie et surtout de celles des autres avant d’avoir un geste d’empathie (la main du père sur le crâne en morceaux du clodo contre son arbre), un mot tendre (tu es mon frère ? avant le suicide qui vaudra noblesse et lucidité au regard de tout le mal qu’il aura causé)…  C’est l’immense prouesse  du film que de tremper ses âmes en transit dans le clair-obscur et les méandres indistincts de l’existence. La vraie. Où naissent les frontières après tout ? Jamais ailleurs que dans nos petits cerveaux formatés. Joe est une claque d'autant plus fabuleuse et salutaire que la critique a récemment porté aux nues l'aseptisé, le quelconque, le poseur Mud (dans une veine proche et terriblement surestimé). La comparaison fait mal. Joe est droit et vrai dans ses bottes crasseuses jusque dans cette séquence de fin, désuète en apparence mais qui renvoie divinement à ce cycle éternel (inauguré avec le père puis la figure du père) dans un lieu qui gardera son mystère jusqu'au bout. Je crois donc de mon devoir d'encourager toute personne qui serait passée à côté de plonger corps et âme dedans. Joe gagne vraiment à être connu.                         

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