lundi 9 février 2015

Gone Girl. David Fincher


Pour tout dire, au moment de la révélation de l’invraisemblable stratagème en cours vers le milieu de Gone Girl, je me suis d’abord dit qu’une partie du joli mystère nimbant le film jusque-là s’envolait bêtement, que ça virait au grand guignol, que trop, c’était trop. Et je maintiens que ce segment a quelque chose d'un peu lourd qui tue en partie tout ce qui s’est joué d'ambigu auparavant… Sauf qu'un thriller moyen dans les années 90 et 2000 se serait terminé là-dessus. Avec Fincher, on est à peine à la moitié du film et on se demande légitimement comment l’histoire va bien pouvoir rebondir après un truc pareil. Ce moment ne se révèle qu'un terreau fertile sur lequel va s'épanouir une grande deuxième partie. Au lieu de se tasser, le film continue de grandir jusqu’à une forme d'apothéose. D'abord et simplement parce qu’on a un temps pensé qu’elle était complètement cintrée, sorte de vent multidirectionnel dans la tempête, alors que le plus effrayant chez elle, c’est bien de réaliser qu’elle a la folie droite de ces pervers doués comme personne pour une bonne vieille partie d’échecs, capables de tout prévoir, des dizaines de coups à l’avance, capables d’improviser dans une forme de rationalisme échevelé qui rend fou. Le mari victime de ces stratagèmes mortifères finit par se sentir comme dans la peau d'une mouche prise dans une toile d’araignée. Le spectateur étouffe alors avec la victime et le film peut sécréter son venin divin.

D’ailleurs la dernière ligne droite du film est un sommet de cynisme et de cruauté. J'ai pensé au final extraordinaire d'un livre que je conseille : Nuit de Fureur (Jim Thomson). Deux personnages enchaînés ensemble à l’attente d’un dénouement forcément tragique, condamnés l’un à l’autre, et qui attendent, attendent dans un climat irrespirable. Aucune autre issue à ce huis-clos que cette ouverture évoquant le crâne qu'on exploserait bientôt pour regarder se déverser les raisons de l'acharnement, d'une rage qui n’avait évidemment jamais été de l’amour mais une prise d’otage pure et simple. Dans sa compréhension à elle, il devra ramper et se mettre à genoux pour qu’elle revienne, pour qu'elle le sauve de la chaise électrique. Et pour être certaine qu’il ne s’échappera jamais, elle ira jusqu'au meurtre et, cerise sur le gâteau, lui fera un enfant ! On regarde déjà venir cette descendance à l'approche comme une bombe à retardement. Comme ce crâne prêt à exploser, comme ce ventre prêt à expulser la monnaie d'échange pour une paix des lâches. Complicité de façade et petits secrets bien gardés. Pour avoir la vie tranquille, faisons l'autruche et table rase du passé. 

C’est d’ailleurs à mon sens un des plus grands films qui soient sur le mariage depuis Scène de vie conjugale (Bergman) ou Faces (Cassavetes) voire dans un registre plus comique et satyrique La guerre des Rose (De Vito) ou l’Honneur des Prizzi (John Huston). Une scène marquante évoquant ces deux derniers films est celle où elle revient ensanglantée et tombe dans les bras de son mari qui se fend d'un phrase discrète et assassine. Sauf que là où la caricature allait bon train dans les films de De Vito et Huston, on en prend ici pour son grade, plein la gueule, parce ça sonne vrai et vous prend à la gorge comme ce cutter dans celle d'un aristo naïf, aveuglé par une fausse idée de l'amour (ou de la possession ?) et qui en fera cruellement les frais dans une scène qui n’est pas sans rappeler le fameusement sadique Basic Instinct.

Tous les personnages secondaires sont d'ailleurs passionnants. De cette victime collatérale (murée dans son palace et ses illusions de nanti coupé des vraies réalités) au couple crapuleux d'un motel qui rappelle à la jeune disparue que "ce monde", celui d'en bas n'est pas vraiment fait pour elle.... 

Une autre force du film, c'est cette dialectique omniprésente privé / public (sur le plateau de télé/ dans la voiture, dans la maison/dans la rue, au creux de l'oreille/à la cantonade...) qui offre le vrai visage de la famille américaine, puritaine et prompte à défendre ses acquis, ses valeurs sous les projecteurs aussi longtemps que ces derniers restent allumés ou que des intérêts supérieurs (la descendance) sont en jeu, voire menacés.

Et que dire de la narration ? D’une intelligence rare et qui sait ménager ses rebondissements car la première partie est évidemment une version toute partiale de la vie quotidienne et privée de ce couple allant s’installer dans le Missouri (terre de grands écrivains s’il en fut) dans un mouvement presque littéraire (qui parle ? qui s'adresse à nous ? Sommes-nous dans la réalité ? dans le journal intime ?) qui n’est pas sans rappeler le précédent de Shining (les premiers mots – la tête, la cervelle, comment voir dedans ? - y font évidemment allusion comme le grand escalier de la maison du couple).

On tient aussi avec Gone Girl un authentique thriller mettant en scène le pendant féminin d’American Psycho, une sociopathe dénuée de toute empathie pour son prochain. Elle rayonne dans un monde où plus rien ne semble avoir d'importance que de penser à soi, que d'être "pas comme les autres", au sens où les autres coagulent pour devenir cette masse informe, cette agglutination d'objets qu'on utilise puis qu'on jette pour mieux atteindre ses petits rêves de pacotille (le pouvoir, l'influence, la gloire et la renommée).

Dernier point captal dans un film qui achève de faire exploser tous les codes : Combien de fois un meurtrier se fait attraper à la toute fin par un petit micro glissé sous la chemise du héros. Cela donne ici  la scène fabuleuse de la douche où assurée de pouvoir parler en toute "franchise" (dire le fond de sa pensée) - sauf que nous spectateurs sommes là, attentifs, voyeurs aussi - l'épouse retorse monnaye la paix des ménages en exigeant de son benêt de mari de prendre la responsabilité des achats compulsifs de la remise chez sa soeur. Elle a décidément tout prévu jusqu'au dernier petit détail...

Bref Gone Girl est un film d’une infinie richesse. Il ne fait pas que redéfinir un genre, le thriller, il se pose aussi comme une nouvelle référence du film conjugal et nous parle par dessus-tout de l'air du temps. D'un temps où l'individu se perd en confondant amour et propriété, où le pervers narcissique devient monnaie courante, fruit des dérives du Capitalisme. Un bon titre eut d'ailleurs été l'Amour au temps du Capital. Non décidément, Gone Girl est à ce jour pour moi le plus grand film de Fincher, le plus ample. Magistral ! Sublime !

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